A l’heure où les droits des femmes et à l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) sont remis en cause dans le monde, la conquête par Audrey Diwan du Lion d’Or à la 78e Mostra de Venise pour son deuxième long métrage L’Evénement, est une victoire aussi politique que salvatrice.
Mais au-delà du symbole, le film mérite-t-il de créer… l’Evénement ? Nous sommes en 1963 à Angoulême. Les Trente Glorieuses selon les économistes, l’âge d’or de la France moderne selon Eric Zemmour. Ce n’est pas l’avis d’Anne Duchesne (Anamaria Vartolomei, révélation du film), brillante étudiante de lettres qui lutte pour passer ses concours de fin d’année. Fille de cafetiers (et de la poignante Sandrine Bonnaire), les études constituent son unique espoir de s’émanciper dans la France de De Gaulle. Le jour où elle tombe enceinte (« une maladie qui n’arrive qu’aux femmes » dit-elle pudiquement), son futur s’assombrit : elle se rêvait femme libre et indépendante ; la voici condamnée à devenir femme au foyer contre son gré. Lorsqu’elle veut se tourner vers la médecine pour subir un avortement, illégal à l’époque, docteurs, amis et amants l’abandonnent.
L’anti Juno
De nos jours en France, un certain nombre d’élites – bien souvent de vieux messieurs – politiques, médecins, s’entendent pour affaiblir le droit à l’IVG chèrement conquis en 1975, en le qualifiant régulièrement « d’avortement de confort ». De confort, comme si les femmes prenaient plaisir à se faire aspirer l’utérus façon Alien, entre deux séances de shopping ou de manucure. Le cinéma lui non plus n’a pas toujours été bienveillant avec le droit à l’avortement, filmant souvent en creux les arguments pro-life comme seul horizon de sa caméra.
L’Evénement est en ce sens l’anti Juno (2007), film quasi révisionniste de Jason Reitman, qui contant l’argument pro-vie du « fœtus = personne », interdisait d’emblée l’IVG à son héroïne. Anne, comme Juno, est une étudiante enceinte, une future « mère-fille », et le talent d’Audrey Diwan est de reconstituer son époque révolue, ses internats, ses discothèques, ses amphis, tout en la reliant à notre modernité dans chacun de ses plans. Les couleurs sont froides, peu saturées ; les plan-séquences sont immersifs, sans ostentation. La photographie et la mise en scène, empruntant les techniques cinématographiques formelles de nos jours, nous relient sans nostalgie à ces années 60, en les montrant dans toute leur nudité et leur crudité.
La mise en scène de la corporéité est aussi particulièrement réfléchie par sa réalisatrice. Ce corps féminin qui tantôt séduit le regard masculin quand il se met à nu, puis le repousse quand il est fertile ou soumis aux sévices des avortements clandestins. Le film n’épargne pas son spectateur par une sérieuse dose de body-horror, comme cette scène d’avortement à l’aiguille à tricoter, qui écœurerait même Freddy Kruger.
Le temps des porte-plumes et des aiguilles à tricoter
Au point de vue de l’écriture, L’Evénement construit son récit comme un compte à rebours, à la manière du montage de Cristian Mungiu dans le palmé cannois 4 mois, 3 semaines et 2 jours. Ce décompte, matérialisant l’avancée de la grossesse, découpe le métrage à la manière d’un thriller, chaque semaine passée compliquant la tâche de l’héroïne. Le martyre de cette dernière, abandonnée de toute part et contrainte d’avaler les pires médecines dignes d’un laboratoire de Wuhan, ainsi que son caractère libre et frondeur, la rendent instantanément attachante face aux lâchetés qu’elle subit.
Son combat pour la liberté de choix et de ses ovaires s’écrit à travers sa double condition « inférieure » – de femme d’une part, et issue des couches populaires d’autre part – et devient de fait universel, rejoignant les récits de millions de femmes avec elle. Sa grossesse subie est ainsi filmée comme une maladie honteuse, la condamnant aux marges de la société. Et on se dit en sortant de la salle de cinéma : « Non, la France n’était pas mieux avant ».
Au-delà du symbolique et de sa portée politique, L’Evénement réalise le tour de force formel de rendre contemporain un récit d’Annie Ernaux pourtant vieux de plus d’un demi-siècle, renforçant son caractère intemporel et universel. Le film d’Audrey Diwan s’inscrit dès lors dans la lignée des grandes œuvres françaises sur le sujet – Une affaire de femmes (1988) de Claude Chabrol parmi les plus illustres – tout en étant enfin raconté par une femme derrière la caméra. Un grand film, qui consacre une déjà grande réalisatrice.