Cinéthème #2 | L’essor du cinéma politique : le cinéma est-t-il plus engagé que jamais ?
Il y a sans conteste une véritable dimension politique dans le cinéma, et ce depuis les premières décennies de son histoire. Si le cinéma sait nous faire rêver, nous faire voyager, nous surprendre, nous effrayer… Il excelle d’autant plus lorsqu’il tente de faire évoluer les mentalités. De dresser le portrait d’une époque rongée par ses maux; D’éclairer les consciences. Mais aussi, lorsqu’il se fait porte-parole d’un cri de colère poussé par une société toute entière. C’est l’essor du cinéma politique et engagé.
Une vague qui vient de loin
Chaque décennie est profondément marquée par les problématiques inhérentes à l’évolution et à la restructuration de la société. Et n’est-il pas le devoir du cinéma que de rendre compte de ces évolutions afin de les inscrire durablement dans le temps ?
Les mouvements ouvriers et étudiants de mai 1968. La chute du mur de Berlin en 1989 et l’effondrement du système communiste. Le soulèvement populaire contre la dictature en Corée du Sud en 1980. Tous ces évènements politiques majeurs ont été le moyen pour des cinéastes du monde entier de rendre compte, à travers leurs films, de l’état de la société à ces instants précis. La période militante de Chris Marker peu avant 1968 en France. Le mouvement de la Movida (représenté par Pedro Almodovar) en Espagne au sortir de la dictature franquiste. Toutes ces initiatives sont muées d’un désir de changement de paradigme social.
La décennie 2010 est particulière, si on la considère sous cet aspect politique et social, car elle a été le théâtre de nombreuses évolutions sociétales. La décennie arrivant à son terme, on assiste à ce phénomène si particulier, qui semble pourtant transcender les nations, celui du développement d’une volonté générale de reconfigurer la société et les mentalités.
Ce changement de paradigme et l’essor du cinéma engagé vont bel et bien se retrouver dans le cinéma en cette fin de décennie, tant l’on assiste à la sortie quasi-simultanée d’œuvres rendant compte, chacune à leur manière, aussi bien des maux de cette société en proie à l’agonie que des avancées sociétales contribuant à faire changer les mentalités.
Un cinéma polique dans l’évolution des mentalités
Ce concept de cinéma politique est au final assez abstrait. Car le cinéma dans son essence est généralement porteur d’un message politique ou d’une réflexion sur l’état de la société. Certains réalisateurs en ont fait leur marque de fabrique. On pensera évidemment à Ken Loach qui rend compte depuis Pas de larmes pour Joy (1967) des maux de la société britannique. Mais aussi, dans une toute autre mesure, à Bong Joon-ho, qui depuis Barking Dogs Never Bite (2000), s’efforce de dépeindre avec panache les affres de la société sud-coréenne.
Mais plus que de rendre compte d’une société dans laquelle tout s’effondre et où la colère est palpable. Certains films vont s’inscrire dans cet idée de cinéma « engagé » car ils rendent compte de la progression significative des mentalités.
L’homosexualité féminine sort du placard
Cette décennie 2010 aura notamment vu éclore des propositions de cinéma mettant en avant les questions d’homosexualité et de genre. Céline Sciamma notamment, apportera un vent de fraîcheur dans le paysage cinématographique français avec Tomboy (2011). Un film qui questionne les notions de transidentité et de genre avec beaucoup de douceur, permettant ainsi au spectateur de se familiariser avec ces questions nouvelles. La réalisatrice française est également à l’honneur au terme de cette décennie suite à la sortie du sublime Portrait de la jeune fille en feu. Un véritable tourbillon émotionnel de cette année 2019.
Céline Sciamma célèbre incontestablement la femme dans ce long-métrage. Empreint de sensualité et sans jamais basculer dans le graveleux, la réalisatrice va libérer pleinement le potentiel de ses actrices (Adèle Haenel et Noémie Merlant). Elle nous immerge ainsi instantanément au sein de cette passion aussi fugace qu’éternelle entre deux femmes.
La création d’une Queer Palm
La décennie 2010 aura également engendré des œuvres tout aussi fortes traitant de l’homosexualité, tout en l’ancrant durablement au sein de notre société et des mentalités. Ce fut le cas de Call me By Your Name de Luca Guadagnino (2018). Ue véritable parenthèse enchantée italienne, narrant la naissance d’une passion estivale aussi somptueuse que déchirante entre deux hommes (Timothée Chalamet et Armie Hammer). 2010 aura d’ailleurs été l’année de création de la Queer Palm au Festival de Cannes, dans une volonté de favoriser la promotion et la visibilité du cinéma traitant avec pertinence des thématiques queer.
Cette initiative témoigne d’autant plus d’une volonté propre à la décennie de faire évoluer durablement les mentalités par le prisme du cinéma. Cette récompense aura été décernée notamment au délirant Kaboom de Gregg Araki, Laurence Anyways de Xavier Dolan, 120 battements par minute de Robin Campillo ainsi que, cette année, au Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma.
Un cinéma politique dans l’exposition des fractures de la société
Cette décennie 2010 aura été incroyablement prolifique sur l’essor du cinéma engagé. Un cinéma véritablement ancré dans une volonté de mettre en lumière les fractures sociétales touchant l’intégralité des systèmes politiques de la planète. En Chine, c’est Jia Zhang-ke qui se démarque avec A Touch Of Sin (2013). Une véritable fresque contemplative d’une Chine contemporaine meurtrie par son histoire politique, qui ne parvient pas à se reconstruire malgré les promesses de renouveau de l’ère moderne. Nous évoquions précédemment Bong Joon-ho. Sa volonté est d’introduire un sous-texte social dans son œuvre. Un sous-texte que l’on va d’ailleurs retrouver dans chacun des films composant sa filmographie.
Cette décennie aura été pour lui l’occasion de s’exprimer par trois fois. Puisqu’il réalisera Snowpiercer (2013), Okja (2017) et le raz-de-marée Parasite (2019). Fable sur la lutte des classes, pamphlet contre la maltraitance animale et farce sociale opposant les extrêmes catégories de la population sud-coréenne… Les dernières réalisations du metteur en scène coréen s’inscrivent pleinement dans cette volonté de mise en lumière des troubles de la société contemporaine. Mais c’est aussi du côté des réalisateurs afro-américains que se fait entendre un puissant cri de colère et de contestation.
Black Lives Matter infuse au cinéma
Les années 2010 ont vu émerger plusieurs cinéastes talentueux (ainsi que certains confirmés) porteurs d’un propos fort couplé à d’authentiques propositions de cinéma. Spike Lee et BlacKKKlansman (2018), Boots Riley et Sorry to Bother You (2019), Barry Jenkins avec Moonlight (2017) et Si Beale Street pouvait parler (2019), mais également Jordan Peele et son coup de maître Get Out (2017) suivi du moins impactant mais tout aussi pertinent Us (2019). Puissante charge contre le racisme envers la communauté afro-américaine, Get Out est un film qui a véritablement bousculé le paysage cinématographique, de par l’approche qu’il propose.
En s’apparentant à un pan du cinéma d’horreur reposant plus sur l’ambiance malsaine instaurée insidieusement tout au long de l’intrigue que sur une horreur visuellement graphique, le long-métrage dénonce les tares de la société américaine avec intelligence et inventivité.
Une portée planétaire
Les propositions de cinéma s’inscrivant dans cette lignée de longs-métrages fidèles à l’essor du cinéma engagé n’ont cessé de se multiplier tout au long de la décennie. Alors que celle-ci touche pratiquement à sa fin, il semblerait que 2019 soit l’année où l’on soit témoin d’un nombre croissant de films pouvant se ranger derrière cette étiquette de cinéma « engagé ». Et pour cause, il semblerait que les cinéastes aussi aient conscience du changement d’ambiance sociale brutal à laquelle nous sommes tous confrontés.
L’année 2019 aura donc vu apparaître successivement Us de Jordan Peele, Parasite de Bong Joon-ho, Bacurau de Kléber Mendonça Filho, Sorry We Missed You de Ken Loach, Joker de Todd Philips. Ainsi qu’en France, la déferlante Les Misérables de Ladj Ly. Bien que la véritable portée politique de la relecture du personnage du Joker par Todd Philips constitue un débat à part entière, il serait difficile de ne pas admettre la résonnance du propos avec la réalité politique actuelle. Nos sociétés sont effectivement en proie à une intense période d’essor des mouvements sociaux et de bouleversements significatifs. Et ce, dans les systèmes politiques du monde entier (l’élection de Trump aux Etats-Unis, celle de Jair Bolsonaro au Brésil…).
La société est en colère. Une colère qui se retranscrit clairement dans les propositions cinématographiques de cette fin de décennie, nous laissant nous demander quelles nouvelles œuvres tout aussi conséquentes, si ce n’est plus encore, nous réservent la décennie à venir.
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