Avec Un Simple accident auréolé de la prestigieuse Palme d’Or, Jafar Panahi entame cet automne une tournée mondiale qui le mènera peut-être aux Oscars. Cette reconnaissance ultime attribuée au réalisateur iranien témoigne-t-elle d’une vraie qualité artistique, ou s’achèterait-on en réalité une respectabilité à bas coût, en récompensant le film qu’il fallait ?
Filmé au plus près des corps et des émotions, Un Simple accident est pour Jafar Panahi, tant persécuté mais jamais tombé, une nouvelle occasion de montrer l’Iran à ses propres concitoyens et au monde. Avec trois bouts de ficelle et en contournant des censures pagailles, le réalisateur a quasiment réussi l’impensable. Mais à quel Prix ?
« Iran, de nos jours. Un homme croise par hasard celui qu’il croit être son ancien tortionnaire. Mais face à ce père de famille qui nie farouchement avoir été son bourreau, le doute s’installe. »

La simplicité érigée en vertu technique
D’Un Simple accident, nous ne retiendrons rien en termes de mise en scène. Ou du moins… serions nous tentés de le dire.
Car de mise en scène, le film en regorge. Mais elle est difficile au premier abord à déceler, tant elle reste la même tout au long de l’œuvre. À l’image d’un Memoria (Apichatpong Weerasethakul) qui adopte un jusque-boutisme de caméra qui finit par surpasser l’ennui pour forcer le respect, Jafar Panahi met en place un procédé similaire au sein duquel sa réalisation dépasse le stade de la redondance pour atteindre celui de la lancinance.
Avec sa caméra toujours très proche des corps et presque systématiquement en gros plan, Panahi fait de son insistance une force. On finit par comprendre que les personnages du film, dans une fuite en avant qu’ils ne maîtrisent pas, ne peuvent s’en sortir si ce n’est pas un retour à la case départ, celle de la violence. Dans l’Iran dépeint par le réalisateur, l’Histoire est un éternel recommencement et le régime gagne toujours, de simples accidents en simples accidents. Et avec cette vision désenchantée de son pays, la mise en scène prônée par Panahi prend tout son sens : à quoi bon laisser respirer ses personnages si eux-mêmes ne le peuvent pas ?
Caméra cachée
Outre cette patte artistique assumée, la mise scène d’Un Simple accident est aussi le fruit de la censure imposée à Jafar Panahi par les autorités iraniennes. Emprisonné en 2022, en grève de la faim en 2023 puis libéré sous caution peu de temps après, le réalisateur a eu grand mal à faire sortir son film de ses frontières pour le présenter à Cannes.
Comme Taxi Téhéran fut tourné intégralement dans une voiture pour contourner la censure, Un Simple accident fait penser, avec tous ses gros plans, à une œuvre tournée exprès de cette manière. Et c’est effectivement le cas. Très peu de plans larges parsèment le film, et tout se passe dans ou aux abords d’une camionnette, presque à chaque fois dans des endroits désertés. Panahi passe par-là un message, lui qui a déclaré que « tous ensemble avec notre matériel, nous tenions dans deux voitures ». Cette censure, qui a donc imposé de vraies contraintes de mise en scène, donne deux niveaux de lecture fascinants pour décortiquer la réalisation de son film, pour lui-même et contre la répression.
Un film bien sûr éminemment politique
Que serait un film iranien (du moins ceux qui sortent en France) s’il ne parlait pas de politique ? Jafar Panahi n’échappe bien sûr pas à la règle qu’il a lui-même contribué à créer, et Un simple accident est un nouveau pamphlet contre ce gouvernement iranien qui n’en a cure.
Plus proche de Saeed Roustaee et de Mohammad Rasoulof que de son propre fils Panah Panahi, qui terminait son lumineux dernier film Hit the road sur une note d’espoir en musique, le père Panahi termine son œuvre à lui sur un cynisme et un pessimisme absolus.
Tel le Samad de La loi de Téhéran, la Leila de Leila et ses frères ou les femmes de Les Graines du figuier sauvage, les personnages d’Un Simple accident n’ont point de salut. Quand eux hésitent à commettre un crime pour en venger mille, leur bourreau revient les hanter en en commettant un mille et unième. Eux sont humains quand lui ne l’est pas, et c’est précisément ce qui les mène à leur perte. Mais alors que cette philosophie pourrait être un prélude à l’espoir, il n’en est rien pour Jafar Panahi, qui assène son propos sans sourciller. Il s’imagine en Sisyphe malheureux, et la vie est ainsi faite. L’homme est un loup pour l’homme.
Quand Cannes regarde vers le monde
Cela suffit-il toutefois à faire d’Un Simple accident un bon film, à même de gagner une Palme d’Or ? Très resserrée là où ses homologues aiment s’épancher, l’œuvre de Panahi est d’une simplicité déconcertante et elle n’en démord pas. Il n’y a qu’un propos, qu’un fil, au risque pour le film d’être trop proche de son scénario.
Comme écrit plus haut, Panahi finit cependant par vaincre à la (bonne) usure. À partir de quand un procédé répétitif devient-il un procédé de génie ? Au bout d’1h45 nous dit Panahi, qui à jamais pourra dire qu’il a eu raison grâce à sa Palme d’Or. Mais…
Mais quoi ? Peut-on réellement reprocher au jury du Festival de Cannes d’avoir récompensé un film politique ? L’équilibre est délicat. Mais ce qu’on ne peut reprocher à Cannes, c’est de regarder vers le monde. Et c’est absolument nécessaire, surtout dans époque où l’information est devenue une marchandise comme une autre et où la vérité a autant de poids que le mensonge.
Alors oui, Un Simple accident n’est pas Z. Ce n’est pas Les Trois jours du Condor, Do the right thing ou La Bataille d’Alger, qui étaient bien plus contestataires. Mais cela n’enlève pas à Panahi sa puissance politique, et on ne peut que se réjouir que le cinéma, à un moment d’aseptisation extrême, ait encore quelque chose à dire au monde. La Palme de Jafar Panahi a tout simplement le mérite d’exister. Elle en appelle à l’humanité. À nous de répondre.
