Alors que la saison 7 de Black Mirror rencontre le succès sur Netflix, difficile de ne pas repenser à The Truman Show, ce conte doux-amer, dont l’ombre planait indéniablement sur l’imaginaire de Charlie Brooker, quand il posa les premières briques de sa série culte.
Bien après que Black Mirror ne devienne l’étalon noir de la dystopie moderne, The Truman Show posait déjà les bases d’une réflexion dérangeante sur la société du spectacle et la toute-puissance de l’image. Sous ses faux airs de comédie décomplexée, le film de Peter Weir et Andrew Niccol s’est révélé être une charge visionnaire contre la naissance massive de la téléréalités, la manipulation médiatique et notre fascination collective pour les existences mises en scène. Une œuvre prophétique qui n’a rien perdu de sa force, et qui, aujourd’hui, plus que jamais, continue de nous tendre un miroir. Ou à défaut, un moniteur de contrôle.
« Truman Burbank (Jim Carrey) vit heureux à Seahaven, une petite ville de bord de mer où tout semble parfait : le cadre est idyllique, les gens sont gentils, le soleil brille en permanence. Lauren, sa femme, est adorable et Marlon, son meilleur ami, toujours prêt à lui rendre service. Pourtant, Truman, employé dans une compagnie d’assurances, commence à se lasser de cet environnement et trouve sa vie désespérément vide. »

La société du spectacle contre-attaque
Sorti dans nos salles à l’automne 1998, à deux pas du passage de l’an 2000, The Truman Show est né de l’imagination d’Andrew Niccol. Avant de se tourner vers le cinéma, Niccol s’était fait la main dans le monde de la publicité. Puis un jour, il en a eu marre et a décidé d’écrire quelque chose qui lui tenait vraiment à cœur. L’histoire de Truman Burbank a alors éclot. Grâce à la vente de ce script, il a pu faire financer un autre projet qui trainait dans ses tiroirs et qu’il voulait réaliser lui-même : Bienvenue à Gattaca.
Après avoir tiré la sonnette d’alarme sur les dérives de l’eugénisme, en droite inspiration de l’univers d’Aldous Huxley (Le Meilleur des Mondes, 1931), Niccol change de registre mais pas de ton. Il souhaite interroger notre rapport à la réalité, cette fois en s’inspirant des méandres paranoïaques des œuvres de Philip K. Dick, le pendant SF d’un Stephen King que le cinéma a moulte fois adapté : Blade Runner (1982), Minority Report (2002), Total Recall (1990), pour ne citer qu’eux.
Panic Station
Difficile, en effet, de ne pas voir les échos entre The Truman Show et Le Temps désarticulé (1959). Même schéma : une vie trop parfaite, trop calibrée, jusqu’à ce qu’un « bug » dans son monde éveil brutalement la conscience du héros. Niccol ne s’en cache pas. Il ne fait que remplacer le motif déclencheur d’un annuaire falsifié dans le roman à un projecteur tombé du « ciel » dans son film. Mais là où il surprend, c’est dans son traitement du récit. Plutôt que de conserver le « twist » final à la manière de Dick, il le déplace… au tout début ! Il nous dévoile les coulisses dès l’ouverture, livre d’emblée les clés de ce royaume en carton. Un pari audacieux, qui aura incontestablement la force d’élever son propos.
The Truman Show ne se limite plus à une simple intrigue paranoïaque ou à un jeu de dupe métaphysique pouvant souvent mener à la frustration de son public. Il devient un véritable manifeste contre la dictature de l’image, l’explosion de la publicité (on sent l’esprit de vengeance ici), et l’avènement de la télé-réalité que connaîtra le début du 21e siècle. Le tout porté par deux acteurs de génie au sommet : Ed Harris dans le rôle de Christof, démiurge froid et créateur du « show » auquel participe un homme sans même en avoir conscience : Truman, campé par un Jim Carrey tout en retenu, nous montrant à voir une palette de jeu plus sensible et touchante qu’à son habitude.
Pilule rouge, ou pilule bleue ?
« L’intérêt du plus grand nombre l’emporte toujours sur l’intérêt de quelques-uns. » Cette maxime, tout droit sortie de la bouche de Spock, célèbre personnage de Star Trek, semble avoir marqué à vie un certain Christof. On imagine sans peine ce futur petit bonhomme voulant tutoyer les dieux, enfant, les yeux rivés sur son poste de télé, rêvant déjà de faire de ce précepte vulcain une réalité. Et nous voilà face à sa création : l’orchestration de la vie entière d’un homme-spectacle, Truman, retransmise 24h/24, 7j/7 à des millions de spectateurs sur tous les continents. Il a donné naissance à un phénomène unificateur, un bonheur collectif. Mais à quel prix ? La vie d’un homme vaut-elle le plaisir coupable de millions ?
Pour semer le doute en nous – et poser toutes ces questions qui dérangent –, Peter Weir, le réalisateur, déploie une mise en scène inventive, truffée de procédés immersifs très avant-gardiste pour l’époque : fausses interviews façon documentaire, caméras cachées aux angles improbables, distorsion des focales et multiplication des points de vue. Tout ce dispositif pour bien nous rappeler que rien n’échappe à l’œil omniscient de Christof – quelque part entre Big Brother et Sauron.
Un arsenal visuel qui, en définitif, convoque comme chez Hitchcock ou De Palma notre pulsion scopique : ce plaisir (coupable ?) de voir, de scruter, quitte à s’en rendre complice. Un vilain défaut, peut-être… mais aussi la racine de notre curiosité (et par extension, notre savoir). Celle-là même que Truman finira par revendiquer en se rebellant contre son maître et exposer la supercherie. Terminé sa vie de pantin, il se cache des caméras en préparant son évasion en vue de sa sortie du système – cette matrice doucereuse que lui avait façonnée Christof pour le « protéger du monde ». Goodbye Yellow Brick Road !

Recycler pour mieux régner
Néanmoins, un point faible, ou plutôt un paradoxe, révèle toute la modernité du film et la place qu’il aurait légitimement pu occuper au générique d’un épisode de La Quatrième Dimension. Sans le vouloir, The Truman Show a mis en lumière les rouages implacables et cyniques d’une industrie du divertissement capable de tout ravaler à son propre avantage, même les critiques qu’on lui adresse.
Ainsi, les dispositifs « inventés » par Peter Weir pour dénoncer cette société du spectacle ont fini par inspirer certains formats de télé-réalité futur. Ironie amère, mais révélatrice. C’est là sans doute involontairement une autre question que soulève le film : à force de vouloir dénoncer le mal, ne risque-t-on pas, malgré nous, de l’alimenter ?
Faut-il alors céder au silence, se figer comme une statue de pierre par crainte que chaque geste, chaque mot, soit repris et détourné contre nous ? Pas nécessairement. Car si la vie est un théâtre comme l’affirmait Shakespeare il y a plus de 500 ans, Truman, lui, nous rappelle qu’il ne tient qu’à nous de nous mettre à jouer, de bouger. Mais pas selon les scénarios étriqués et préétablis par des Christof. Inventons nos propres récits, ceux dont nous restons les seuls maîtres à bord, quitte à vivre sans public.