Possessor : Peaux vaines, masques sinistres

Possessor est le deuxième film de Brandon Cronenberg, presque dix ans après Antiviral qui ne parvenait que doucement à s’émanciper du travail paternel

Possessor prend à rebours les attentes placées dans ce cinéaste en arrivant à se construire, finalement, une identité esthétique en propre, en s’éloignant du rapport obsessif à la chair et aux peaux. Dans Possessor, la distance est de mise : les chairs sont moins frontales, la relation à la matière est bien plus conflictuelle. Avec Brandon Cronenberg on arrête d’embrasser le pus, on s’en inquiète.

Le cinéaste canadien explore une seconde fois les possibilités maniaques et morbides dont serait susceptible de s’offrir une humanité en manque d’adrénaline : un service qui permettrait de prendre possession du corps d’autrui afin de lui faire commettre sûrement un tas de choses – mais ici des meurtres – moyennant une importante somme d’argent. En somme, c’est un service pour bourgeois décadents, au service d’une nouvelle critique d’un capitalisme déviant et addict prêt à investir des montants considérables dans un progrès technologique au mieux vain, assassin le plus souvent.

Tasya Vos Possessor

Des machins dans des crânes

Possessor s’ouvre sur un plan serré, long d’une vingtaine de secondes, sur le haut d’un cuir chevelu brun. Deux mains y fouillent une ouverture, un emplacement entre les cheveux, et, aidé par la mise au point qui se concentre attentivement sur le bout des doigts, une aiguille, électriquement câblée sans que ne soit visible la mécanique, se rapproche du crâne. Première coupe et le plan se resserre, plus proche encore du cheveu, et l’aiguille s’enlise entièrement dans cette tête, la plaie dégueulant de sang. Un insert sur une machine, sorte de télécommande anachronique avec des boutons grossiers, avant que se révèle le visage de cette femme qui se mutile, décentrée dans le cadre, dévisageant une ombre alors que les larmes lui montent.

Si l’ouverture du film de Brandon Cronenberg nous renseigne sur l’une des grandes qualités de son cinéma – produire des visuels inédits et percutants – il ne faut pas s’y méprendre pourtant et voir dans cette scène pré-générique, comme le préfigure souvent une tendance du cinéma contemporain, une capsule métonymique qui résumerait l’entier propos du film. C’est au contraire film qui parvient à se déjouer en interne, par sa grammaire et qui, s’il n’est pas surprenant dans ses tenants narratifs, arrive à particulièrement exploiter ses outils et ne tombe pas dans l’écueil de s’en tenir à son seul concept.

(dé)Possession 

Les phases de désynchronisation et de resynchronisation qui ponctuent les actes narratifs du film sont accompagnés, de façon systématique, par le tour démonstratif d’un auteur qui a un goût prononcé pour une mise en scène léchée. Sa plasticité est louable, spécifiquement parce que c’est par ce prisme visuel que le film trouve sa grande réussite : la dépossession, le fait d’être hors de soi, est un sentiment intuitivement clair mais qui n’a que de rares itérations dans le cinéma contemporain, et surtout pas au service d’un projet horrifique. Cette sensation d’être à-côté de soi-même, d’être absent, en fait, à sa propre existence, est particulièrement bien restitué. L’un des moments de grâce du film s’opère lorsque cette asynchronicité – comme souvent, dans ce type de cinéma – se confronte à la chair du réel : Tasya, de retour à sa réalité, pré-joue sa partition, et se retrouve – elle se voit faire – à s’exercer à son rôle socialement normé de femme et de mère avant de rentrer en contact avec sa famille. (On ne saurait que trop vous conseiller, dans un registre bien différent, le chapitre que Roland Barthes consacre à la Déréalité dans ses Fragments d’un discours amoureux.) Cette écriture autour du jeu social n’est ni neuve ni inédite, mais, parce qu’elle s’accompagne d’un effort redoublé pour la mise en scène de l’horreur, parvient, dans l’élan général du film, à une efficacité réelle.

Possessor

Nous regretterons beaucoup de choses au visionnage dans ce nouvel essai de Brandon Cronenberg. L’amateur d’horreur sera attristé du manque de moments d’effrois sincères. Le film se vautre dans un des poncifs actuels du genre, davantage prompt à créer des instantanés – par le prisme d’images certes véritablement marquantes – que de construire des moments d’effrois et de tensions. La faiblesse majeure du film est dans ses tentatives de confusion entre les réalités : l’amalgame ne parvient jamais à définitivement prendre, et le spectateur arrive toujours, en définitif, à se retrouver sans peine dans ce labyrinthe. En dehors de ses visuels les plus spectaculaires, Possessor n’est jamais surprenant. Nous aurions aimé ressentir un trouble qui n’arrive jamais vraiment ; cela n’en fait pas un film pour autant mauvais, seulement un film jamais aussi pénétrant qu’il l’espère. C’est toutefois un film que nous aurions aimé considérer en salles, sur un écran adapté, et qui d’avance souffre, en France, de sa diffusion confinée au privé.

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