Le film Pleasure de Ninja Thyberg est là pour choquer, et il le fait très bien.
On ne présente plus Hollywood. Ce n’est pas par impolitesse et d’ailleurs il ne nous en voudra pas, mais le cinéma américain n’a de cesse de mettre en lumière le quartier-phare de sa cinématographie, dans des fictions auto-référencées toujours plus nombreuses. Pleasure, de la réalisatrice suédoise Ninja Thyberg, s’intéresse à l’arrière-boutique moins reluisante de Los Angeles, celle que d’ordinaire on ne montre pas : l’industrie du cinéma pornographique, qui vivote dans l’ombre de la cité des anges. En compétition au Festival de Deauville 2021, le film choque, instruit et interroge.
Dans Pleasure, Bella Cherry (Sofia Kappel), jeune et sculpturale suédoise de 18 ans, débarque aux États-Unis le teint rose et la vulve rasée de frais – et en gros plan, dès les premières secondes du film – pour faire carrière dans le cinéma X. Encaissant les coups sous la ceinture mieux que Rocky, sa trajectoire ascendante vers le succès va se heurter à une réalité aussi dure qu’un pénis en érection : le milieu du cinéma pornographique n’est pas beaucoup plus féministe et inclusif qu’une soirée chez Harvey Weinstein. Ça vous étonne ?
La Nuit américaine
Dès son ouverture, scandée par des bruits d’accouplement et soutenue par des chants grégoriens, on comprend que Pleasure va jouer sur les décalages. Entre le corps et le spirituel certes, à en faire hurler Christine Boutin, mais surtout, et plus fondamentalement, entre l’image relativement progressiste que voudrait se donner l’industrie du sexe moderne, et sa réalité.
La réalisation de Ninja Thyberg emprunte autant que possible la grammaire esthétique du docu-fiction, afin de renforcer son propos à l’écran. Eclairages criards, caméras subjectives, mauvais goût artistique assumé, on retrouve tout le décorum d’un authentique porno. Dans le même genre d’idées, de nombreuses pornstars figurent dans le film – comme les plus cinéphiles d’entre vous l’auront remarqué. Avec ce mélange des genres où realité et fiction s’entremêlent sous les sunlights, on pense à l’esthétique solaire, trash et gonzo de Harmony Korine (Spring Breakers, The Beach Bum…).
Thyberg filme toute la violence du milieu, de ses étreintes et de sa pression psychologique, en passant par ses bites en POV. Elle filme tout jusqu’à choquer, crûment, mais sans jamais céder à la gratuité du procédé. Aux tropes visuels éculés de la pornographie Youporn, aux cadrages excitants pour le mâle en rut, elle substitue une mise en scène à hauteur de bifle, littéralement. Dans un gang-bang hardcore où deux hommes molestent Bella, la caméra de la cinéaste se positionne à la place de la malheureuse comédienne, ce qui, par la magie du cinéma, fait instantanément ressentir aux spectateurs dans la salle, une certaine douleur dans l’arrière-train. On a mal, et sans grand discours, on a compris.
Rocco et ses soeurs
Pleasure soigne ainsi les paradoxes de son milieu, son trop-plein de sexe et son trop peu d’amour. Sans jamais recourir au pathos, avec toujours beaucoup d’ironie, Thyberg montre le décalage entre la vision du métier et sa pratique. Les tournages des films X, aussi crus et nus soient-ils, aussi absurdes que soient leurs scripts et leurs mises en scène, paraissent ici autant flegmatiques et normaux qu’une sitcom AB Productions. Mais un épisode bonus, dans lesquelles Les Filles d’à Côté auraient subitement oublié leur vêtements.
Au délà du rire, la marchandisation des corps est bien évidemment la règle, et les apparences du consentement des actrices ne survivent pas à la réalité des plateaux, quand les corps et les cœurs souffrent, et que le réalisateur ne veut pas dire « Coupez » car le film doit absolument être terminé.
Un problème d’écriture
C’est là que, peut-être, Pleasure devient tautologique : on se doutait bien que le porno n’était pas le milieu le plus bienveillant et progressiste du monde ; ceci nous est confirmé. Au-delà du plaisir triste qui titre le film, les frontières entre la libération et l’asservissement par la caméra sont certes mis en branle, mais restent finalement inachevés, coitus interruptus. L’écriture de Bella (malgré la performance ahurissante de Sofia Kappel, absolue révélation), manque de développement et ses motivations sont trop rapidement esquivées par une pirouette : « J’aime juste le sexe » explique-t-elle. Vraiment ? Qu’est ce qui pousse cette héroïne à devenir pornstar ? Un trauma ? Elle rit de ce cliché. L’argent ? Elle est prête à tourner gratuitement. La célébrité ? Elle ne l’intéressera pas longtemps. L’envie simple de s’envoyer en l’air, c’est un peu court, tant il existe des manières modernes d’y arriver, plus faciles que de devenir actrice porno.
Dénuée de passé, sans objectif défini, sans véritable félure, difficile alors de croire en Bella, personnage aussi crédible que Jennifer, jeune vierge de 18 ans qui veut découvrir l’amour devant les caméras de Jacquie et Michel. Paradoxalement, son personnage manque quelque peu de chair.
En somme, Pleasure est une double révélation, celle d’une cinéaste iconoclaste, Ninja Thyberg, et d’une actrice débutante et inconnue – mais qui ne le restera vraisemblablement pas longtemps – Sofia Kappel. On pourra rester circonspect devant quelques limites du scénario, vite renversées par le choc de son imagerie vulgaire et crue, et de ses dénonciations d’un milieu profondément machiste et toxique. Si l’oeuvre est globalement pessimiste sur l’évolution de ce microcosme cinématographique, cette appropriation féministe du sexe devant la caméra, renverse déjà le champ de vision du spectateur. Qui sait, peut-être pourra-t-elle, un jour, renverser celle de l’industrie du X, et soyons fous, celle de notre société avec ?
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