Il va sans dire que la sortie – désormais annuelle – d’un nouvel essai de Quentin Dupieux constitue à elle seule un petit évènement dans la communauté cinéphile. Celle de Mandibules – initialement prévue pour mai puis novembre 2020 – ne déroge pas à la règle, d’autant plus dans un contexte de (tant attendue) réouverture des salles de cinéma fermées depuis octobre dernier.
Mandibules suit les pérégrinations de deux copains d’enfance, Manu et Jean-Gab (Grégoire Ludig et David Marsais), deux bonhommes pas très futés dont la bêtise et, surtout, la condition précaire les conduisent à s’engager dans une aventure rocambolesque impliquant la présence d’une mouche géante dans le coffre d’une voiture.
En abandonnant les mailles narratives complexes à l’œuvre dans Réalité (ou plus récemment dans Au Poste !) pour une surprenante linéarité du récit, Dupieux ne fait pas que réaliser un film sur la bêtise, il s’évertue à en dévoiler le charme qui la caractérise.
En ligne droite
Exit les citations et les renvois aux œuvres de Luis Buñuel (n’en déplaise à la rédactrice de cette critique qui, en témoigne le titre de celle-ci, persiste à entrevoir des liens inexorables entre les deux cinéastes), Dupieux convoque davantage dans Mandibules le cinéma des Frères Coen et Farrelly : la notable absence de musique renvoie à l’atmosphère sèche de No Country for Old Men, de même que le duo d’amis potaches mais attachants renvoie à celui formé par Jim Carrey et Jeff Daniels dans Dumb and Dumber.
Ce faisant, Dupieux guide son cinéma vers une nouvelle forme, moins abstraite – forme déjà bien engagée dans les très français Au Poste ! et Le Daim –, et semble débarrassé de son obsession pour le motif de la boucle, structure inévitable de ses œuvres les plus nonsensiques, rendue identifiable notamment par le recours à la mise en abyme et autres tribulations narratives. En ce sens, Mandibules est à ce jour l’œuvre la plus linéaire du cinéaste, désormais prompt à embrasser la simplicité inhérente au motif de la ligne, au détriment des tourments engendrés par la boucle, qu’elle soit narrative ou musicale (cf. l’article de Jean-Marie Samocki dans le numéro 770 des Cahiers du Cinéma qui propose une analyse pertinente des motifs récurrents du cinéma de Dupieux).
Éloge de la bêtise
Manu et Jean-Gab, nouveaux alter-ego du cinéaste – dont l’existence diégétique est motivée par un seul but : celui de gagner de l’argent grâce à la mouche retrouvée dans le coffre de leur voiture –, semblent bien loin des personnages apathiques composant l’univers dupieusien (Dolph Springer dans Wrong, l’officier Duke dans Wrong Cops, Georges dans Le Daim et même Jason Tantra dans Réalité). Bien que le terreau fertile de la bêtise soit antérieurement exploré par le cinéaste – notamment dans Wrong Cops, œuvre barrée à la vulgarité décomplexée –, jamais celle-ci n’aura été autant exprimée dans sa forme la plus pure que dans Mandibules.
Dans la lignée de Steak – premier long-métrage du cinéaste injustement décrié par le public français de l’époque –, le comique de Mandibules repose beaucoup sur les éléments de langage primaires développés par le duo, à base de sempiternels « ok ou quoi », « yes », sans oublier l’instantanément culte « taureau » – qui n’est pas sans rappeler le « chivers » de Steak –, check utilisé à la fois comme salut et outil permettant aux personnages d’exprimer leurs émotions qu’ils déclinent selon leur humeur (« taureau-mensonge », « taureau-matin », « taureau-émotion »). Néanmoins, là où Dupieux tentait dans Steak de faire évoluer séparément le duo comique formé par Eric & Ramzy, Mandibules semble plutôt se construire sur la synergie entretenue par Grégoire Ludig et David Marsais, à l’aise dans ces rôles d’adultes bloqués au stade premier de l’adolescence.
Le monde est détraqué
La présence de la mouche (Dominique pour les intimes) n’est finalement qu’un vecteur permettant aux personnages de déployer des trésors d’ingéniosité témoignant d’une logique parallèle qui n’est autre que celle de l’absurde. Une logique non sans conséquence qui conduira le duo à s’inviter chez Cécile (India Hair), profitant du fait que celle-ci confonde Manu avec un ancien copain de lycée.
En contrepoint à cette bêtise survient le personnage d’Agnès (Adèle Exarchopoulos en brillant contre-emploi), une amie de Cécile atteinte d’une particularité vocale provoquée par un accident de ski, l’obligeant à ne s’exprimer qu’en hurlant. La rudesse du personnage, renforcée par ses troubles d’élocution, l’empêche d’être prise au sérieux bien qu’elle soit la seule à saisir les véritables intentions de Manu et Jean-Gab.
Des besoins primaires
Derrière la bêtise et les hurlements, en filigrane, se place la construction d’un univers sombre, permettant une fois encore de rapprocher Mandibules du premier-long métrage de Dupieux. Dans Steak, de la comédie surgissait une noirceur entretenue par l’exclusion sociale du personnage de Blaise, fraîchement libéré d’un institut psychiatrique. Dans Mandibules, l’apparente bêtise des personnages cache une réalité sociale beaucoup plus crue, en témoigne l’étrange habitude de Manu, incapable de dormir autrement qu’à même le sol, près de l’eau, protégé par un sac de couchage ou une housse de transat.
Toutes les idées émises par les deux compères (dresser la mouche, voler une caravane, s’incruster chez Cécile) sont motivées par le besoin de gagner de l’argent ou de se nourrir – les deux motivations étant étroitement liées.
Mais qu’importe les frigos remplis, les piscines et l’argent si personne n’est à nos côtés pour les partager avec nous ? Malgré les accidents de parcours – pour Agnès surtout – et les détours – chez le mystérieux Michel Michel –, à la fin il ne reste que Manu et Jean-Gab, Grégoire et David. Et si une mouche géante qu’on tente désespérément de dresser s’avère finalement capable de se plier à notre volonté, on se dit alors que c’est seulement le hasard, et que le hasard fait bien les choses.
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