Ludovic et Zoran Boukherma sont de retour dans les salles obscures avec Leurs Enfants Après Eux, adapté du superbe roman éponyme de Nicolas Mathieu. Nouvelle pépite ou premier raté pour les jumeaux terribles du cinéma français ? Verdict ci-dessous.
Après les comédies horrifiques Teddy (2020) et L’Année du Requin (2022), quel ne fut pas mon étonnement (comme beaucoup d’entre vous) à l’annonce du nouveau projet des frères Boukherma. Adapter au cinéma Leurs Enfants Après Eux, Prix Goncourt 2018, et parvenir à retranscrire l’ampleur du roman de Nicolas Mathieu semblent en effet chose complexe. Pourtant, la curiosité me pique assez vite, les frangins réalisateurs étant de purs produits made in Lot-et-Garonne, issus de la France rurale donc, et ayant déjà fait leurs preuves dans la mise en lumière captivante de protagonistes « désaxés ». L’Est de la France et les personnages bourrés de paradoxes du livre peuvent donc possiblement créer la surprise sous la direction de Ludovic et Zoran Boukherma. L’espoir fait vivre ? Oui, toujours.
« Août 1992. Une vallée perdue dans l’Est, des hauts fourneaux qui ne brûlent plus. Anthony (Paul Kircher), 14 ans, s’ennuie ferme. Un après-midi de canicule au bord du lac, il rencontre Stéphanie (Angelina Woreth). Le coup de foudre est tel que le soir même, il emprunte secrètement la moto de son père, Patrick (Gilles Lellouche), pour se rendre à une soirée où il espère la retrouver. Lorsque le lendemain matin, il s’aperçoit que la moto a disparu, sa vie bascule. »
Tout a débuté en 1992
Je me suis fait une promesse : lire Leurs Enfants Après Eux de Nicolas Mathieu avant de découvrir la version filmée de la fratrie Boukherma. Spoiler Alert, j’ai réussi mon pari et adoré le bouquin, terminé la veille de la projection de presse. Née en 1992 (comme Ludovic et Zoran Boukherma), année à laquelle débute le récit, je n’ai pourtant que peu de souvenirs de cette décennie peuplée de consoles Sega, d’appareils photo jetables, de Tamagotchis et marquée, entre autres, par la Coupe du Monde de 1998. Malgré cela, les personnages de Nicolas Mathieu traversent les générations et on y retrouve par endroit, quelque soit son âge, le parfum, parfois crasseux, de sa propre expérience adolescente.
Découpé en quatre étés charnières (1992, 1994, 1996 et 1998) pour les différents protagonistes du roman, Leurs Enfants Après Eux dresse le portrait épatant d’un groupe d’adolescents et de leurs géniteurs, et lève le voile sur la réalité sociologique nuancée derrière le slogan « black blanc beur » scandé à l’époque. Nicolas Mathieu déroule les itinéraires en dents de scie de jeunes adultes qui refusent de vivre au rabais et souhaitent conjurer le sort filial en s’extirpant des chemins pris par leurs parents. Figures d’une contrée gangrénée par la désindustrialisation, les personnages du livre s’ennuient et désespèrent dans cette « France d’à côté ». Que cette matière littéraire foisonnante ait inspiré le duo Boukherma est compréhensible. Probablement « parasitée » par la lecture du roman, leur adaptation filmée m’a quelque peu déçue.
Ils m’ont mis la fièvre, pendant deux heures
La place accordée à la musique est importante dans le roman de Nicolas Mathieu. Chaque chapitre porte d’ailleurs le titre d’un morceau iconique (Smells Like Teen Spirit, You Could Be Mine, La Fièvre et I Will Survive). Pas étonnant donc que Ludovic et Zoran Boukherma suivent le mouv’. Dès la fin de la séquence d’ouverture, les notes de Run To The Hills lancent le générique et la chevauchée à vélo d’Anthony et son cousin, offrant d’entrée une belle énergie. Pourtant, la bande sonore (quoique très plaisante) va par la suite prendre le pas sur la moindre émotion dans chaque scène clef. De N.T.M aux Red Hot Chili Peppers, en passant par Boney M, les tubes s’enchaînent et asphyxient la portée émotionnelle des enjeux narratifs, amputés dès lors de toute sensibilisation purement organique.
Quant à l’aspect visuel du film, ça coince aussi un peu. Avec ses couleurs punchy et saturées, la colorimétrie chaude et acidulée de Leurs Enfants Après Eux peine à camoufler le manque d’inspiration de sa mise en scène routinière, blindée de jolis plans plus esthétiques que vecteurs d’émotions. L’idée de « réchauffer » l’atmosphère visuelle n’est pourtant pas une idée inintéressante au départ, contrebalançant les codes souvent ternes du drame social. Mais cela atténue la part sombre et acérée de l’intrigue et finit par la lisser. A l’horizon, la figure tutélaire revendiquée de À bout de course de Sidney Lumet (1988) semble déjà bien loin. Certaines séquences, cependant, nous rappellent ce dont sont capables les frères Boukherma : d’une séquence d’embrouille en pleine cité aux allures de western à une séquence nocturne bouleversante près du lac, Leurs Enfants Après Eux laisse éclore par endroit des moments émouvants, que l’on cueille avec entrain tant ils sont hâtifs.
À bout de Goncourt
Le choix d’avoir axé l’ensemble du film sur le personnage d’Anthony, campé ceci dit remarquablement par Paul Kircher est par ailleurs surprenant. Personnage le plus passif du roman, le jeune homme est incapable de réaliser ses ambitions, pourtant modestes, et est définit par son échec amoureux permanent. Leurs Enfants Après Eux porte alors les stigmates de son héros plutôt amorphe, puisque l’idée de mettre ce personnage au premier plan au détriment des autres protagonistes annule tous contrastes et nuances de l’œuvre originale. Hacine (hypnotique Sayyid El Alami), les parents d’Anthony interprétés par Gilles Lellouche et Ludivine Sagnier, comme Stéphanie (Angelina Woreth) et Vanessa (Christine Gautier) sont donc bien fades et presque caricaturaux, démis des backgrounds captivants qu’on leurs connaît si on a lu le roman.
Il est évidemment toujours délicat d’adapter un roman, et surtout de retranscrire à l’image la psyché de personnages littéraires (on userait bien trop de la voix off). Et si le film suit plutôt bien la trame narrative du livre, le parti pris de se concentrer sur Anthony déstabilise la narration et ne rend pas justice à l’ampleur du roman et des personnages imaginés par Nicolas Mathieu. Et ce, malgré un casting épatant qui sauve les meubles et un Guest surprise qui en fera rire plus d’un.e, nous prouvant (s’il le fallait encore) qu’il est un comédien incontournable de ces dernières années. Mi-figue, mi-raisin, vous l’aurez compris, Leurs Enfants Après Eux version Boukherma convaincra peut-être plus ceux qui n’ont pas encore découvert le roman.