Kiyoshi Kurosawa, maitre du cinéma fantastique japonais, quitte pour un temps ses rives du surnaturel, pour nous livrer son premier film historique sur l’archipel nippon, Les Amants Sacrifiés.
Basé sur un scénario écrit par son ancien étudiant – et nouvelle coqueluche des cinéphiles – Ryusuke Hamaguchi (Drive my Car, Senses…), Les Amants Sacrifiés est un film d’espionnage, formellement iconoclaste, épie les secrets de l’intime au cœur de la seconde guerre mondiale, quand la fièvre des combats contamine les hommes.
1941, dans la ville de Kobe. « Qu’est devenu le Japon ? » s’interroge un industriel désemparé par l’entrée en guerre du pays. Le Japon, ce n’est pas que le code d’honneur du samouraï d’antan et les Pokemon kawaii d’aujourd’hui. C’est aussi un impérialisme colonial et fasciste parmi les plus cruels de l’Histoire, qui se déployait en Asie au début du XXe siècle. Satoko (Yu Aoi) mène une vie confortable de parfaite maitresse de maison, avec son mari Yusaku (Issei Takahashi). Ce dernier, régulièrement en voyages d’affaires dans les colonies japonaises, devient de plus en plus secret et ombrageux à mesure que la deuxième guerre mondiale s’avance. La suspicion contamine progressivement le couple.
Le rideau déchiré
L’amour conjugal doit-il se sacrifier devant l’amour de la patrie ? Ce dilemme posé par Kiyoshi Kurosawa était déjà évoqué, excusez du peu, par Alfred Hitchcock dans Le Rideau Déchiré (1966). Là encore, dans un contexte de guerre froide USA-URSS, l’espionnage industriel contaminait le couple Paul Newman – Julie Andrews. La confiance était rompue dans la sacro-sainte cellule familiale, et nous amenait à douter de tout comme de tout le monde. Alors que Kurosawa délaisse dans Les Amants Sacrifiés le genre fantastique, on retrouve pourtant encore, comme dans son Cure (1997), la contamination de tout le Japon par la folie, ici celle de la guerre. Pourtant, si le metteur en scène a remporté le Lion d’Argent de la meilleure réalisation à la Mostra de Venise 2020, ce n’est pas simplement en recyclant les bonnes recettes du suspense hitchcockien : c’est en révolutionnant son esthétisme.
Rien que pour vos yeux
Car Les Amants Sacrifiés est un film hybride, composite, entre l’élégiaque de Hamaguchi et la technicité toujours clinique de Kurosowa. Ce dernier a fait le choix technique et avant-gardiste de tourner le métrage en 8K, pour une esthétique audacieuse et rarement vue à l’écran. Si la reconstitution de l’époque est somptueuse, avec des décors colorés de dominante émeraude dignes d’une toile de maitre, la caméra, d’une définition redoutable, capture les détails des plans avec la précision du monde moderne. Comme Michael Mann l’avait réalisé dans Public Enemies, ce passé vieux d’un demi-siècle semble devenir actuel par le truchement du cinéma numérique, et immédiatement familier pour notre œil contemporain.
Cette idée est prolongée foncièrement par la mise en abime de la fonction de la caméra, qui devient, pour la première fois, une preuve visuelle pour le renseignement et l’espionnage. Ce média serait-il capable de réellement restituer le vrai et le réel ? La réponse et la conclusion du film restent ouvertes, comme toujours chez Kurosawa, et sujets à interprétations. Mais la vérité humaine, et l’amour – ou le désamour – entre les deux protagonistes est souvent invisible pour les yeux – même lorsque l’on filme en 8K.
Foncièrement composite, partagé entre les visions de ses deux démiurges Kurosawa et Hamaguchi, Les Amants Sacrifiés séduit et déroute alternativement, brouillant les pistes formelles du film d’espionnage et de la reconstitution historique. Jusqu’au-boutiste, l’hermétisme techniciste de sa réalisation, alliée à la froideur contenue de son script, pourraient rebuter même les spectateurs les plus aguerris au cinéma de Kiyoshi Kurosawa. Ceux qui sauront emprunter ses chemins de traverse, découvriront pourtant un long-métrage précurseur.
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