Alors que le grand barnum médiatico-judiciaire du procès des attentats du 13 novembre 2015 se déploie actuellement sur nos écrans dans un grand show impudique, le réalisateur Giovanni Aloi revient avec La Troisième Guerre sur ce moment d’histoire française.
Ou plutôt : le cinéaste italien s’intéresse au moment d’après, celui où Manuel Valls, premier ministre-éditorialiste-troubadour-franco-catalan du gouvernement, décida d’envoyer les militaires français se promener dans nos villes. Ce moment de notre époque où tous les réservistes de la « Mission Vigipirate » se mirent à flâner sur les trottoirs des boulevards parisiens, nez au vent et l’arme au poing, pour observer le monde de toute la puissance de leur intellect péripatéticien. Une période où leurs élégants ballets rassuraient un peuple français heureux de voir des armes à feu arpenter leur rues, comme dans le Santiago de Pinochet ou le Béziers de Robert Ménard. La Troisième Guerre illustre dans une même parabole, la menace impalpable du terrorisme islamiste, et la montée de l’autoritarisme dans une République toujours plus martiale. Avec en point commun partagé entre terroristes et contre-terroristes, un vide existentiel obstinément comblé par les balles des mitrailleuses.
Le gendarme en balade
Léo Corvard (Anthony Bajon, habité) est né à la Roche sur Yon, ville construite par Napoléon. Mais sa vie n’a pas le lustre de l’empereur : il n’a pas de diplôme, sa copine l’a largué, sa mère est alcoolique et il est supporter de l’OM. Avec un tel CV, une brillante carrière s’offre à lui dans la télé-réalité ou dans l’armée. Il choisit la Grande Muette. Mais alors qu’il rêve de glorieux combats pour la liberté et la vente d’armes en Afghanistan ou au Mali, le voici arpenteur du bitume comme une vulgaire Marie Pervenche. Entouré par l’agité Hicham (Karim Leklou, impeccable) et sa supérieure hiérarchique Yasmine (Leila Bekhti, parfaite), il va peu à peu céder à la paranoïa ambiante, résultante de l’inaction.
Car d’action, il n’y en a point. La mission essentielle de la sentinelle est de scruter l’éventuelle menace, repérer le potentiel colis piégé, en un mot, d’observer. Mais observer quoi ? Les « musulmans d’apparence » chers à Nicolas Sarkozy, certes. Mais encore ? « Hier j’ai vu Xavier Dupont de Ligonnès » jure un soldat à ses frères d’armes. Dans ce désert gris de la solitude urbaine, les mirages surprennent le marcheur assoiffé. Le quotidien devient anormal, et la normalité inquiète. Les spectateurs, suivant les yeux psychotiques de Corvard, suspectent chaque mouvement à l’écran. Chaque badaud dans le champ et chaque bruit hors-champ sont analysés dans un procédé de mise en scène finalement très cinématographique de dissection de l’image, chère à Antonioni dans Blow up.
Le désert des Tartarins
Gardiens d’une paix fantôme, forces inertes face à une menace invisible, les soldats en mission vigipirate ne peuvent pas intervenir sur les troubles à l’ordre public, les vols, les agressions. Pour Corvard, obsédé par l’ordre, cherchant farouchement à être utile, tout ceci n’a pas de sens – pas plus que pour nous.
Cet anti-héros est, à bien des égards, un fanatique. Le long des chemins de traverse qu’il emprunte dans sa vie et dans la ville, on finira par constater que, en somme, son fanatisme n’est pas si différent de celui d’un terroriste. Il est juste dans l’autre camp, et confronté au même vide de l’existence, il se radicalise. Comme dans Le Désert des Tartares de Buzzati, l’ennemi ne se montre pas, et sans lui, nul destin de soldat ne s’accomplit.
Une écriture jusqu’au boutiste
C’est peut-être ici où l’écriture de La Troisième Guerre rate son développement, ne quittant jamais vraiment le sens figuratif pour l’allégorique comme le fit l’écrivain transalpin. Le final reste ainsi un moment de grand-guignol assez navrant, plus proche d’un gag de flics maladroits de Police Academy que d’un dénouement crédible pour un tel sujet. C’est un regret. Il serait pourtant injuste de renier en bloc le script de Dominique Baumard (aussi réalisateur de Les Méchants, 2021), dont la caractérisation des personnages principaux est autrement plus soignée.
Certes sa description des bidasses – véritables tartarins belliqueux – reste trop démonstrative et surlignée (on se doutait un peu qu’ils n’étaient pas des Prix Nobel), mais le personnage-courage de Leila Bekhti, confrontée à la misogynie et au virilisme ambiant, est bien plus subtil et signifiant que n’importe quelle Demi Moore dans A Armes Egales (Ridley Scott, 1997). On s’en contentera.
« Notre société ne mérite pas de happy end » annonçait le metteur en scène Giovanni Aloi en interview. Son fatalisme nihiliste se concrétise fort bien dans ce Paris post-apocalyptique et pourtant si contemporain et familier. A force d’annoncer une Troisième Guerre Mondiale (« Nous sommes en guerre », répètent à l’envi nos gouvernants, contre le terrorisme, le Covid, les crop-tops...), celle-ci deviendrait-elle un horizon mental pour les esprits les plus embrumés ?
Si le film ne convainc pas toujours, ses images illustrent bien l’hystérisation croissante de nos sociétés, où l’escalade à l’armement des hommes et surtout des consciences, ne saurait cesser. Après Nocturama (Bertrand Bonello, 2016) et Bac Nord (Cédric Jimenez, 2021), c’est également un nouveau réquisitoire cinématographique contre l’action gouvernementale de notre Palpatine déchu, Manuel Valls.
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