Jabberwocky est le premier film de Terry Gilliam, éternel Monty Python et maître de l’absurde.
Jabberwocky s’ouvre sur les premières strophes du poème éponyme de Charles Lutwidge Dodgson, véritable patronyme du bien connu Lewis Carroll. Carrol est une figure majeure de la littérature nonsensique – nonsense en anglais – aux côtés d’Edward Lear et de ses fameux limericks. C’est la première réalisation en solo de Terry Gilliam (L’Armée des Douze Singes, Brazil) à la suite de ses aventures au sein de la troupe des Monty Python. Jabberwocky reste fidèle à l’héritage nonsensique – le fameux humour anglais, en somme – cultivé par la bande depuis leurs premières incartades cinématographiques et télévisuelles.
En collaborateur fidèle, le réalisateur britannique choisit de confier le premier rôle à un autre membre des Monty Python (Michael Palin). Il s’agit de Dennis Cooper, un apprenti tonnelier candide et maladroit qui libèrera malgré lui le royaume de Bruno le Contestable de la menace du Jabberwock.
Sus à l’ordre établi
Il est aujourd’hui aisé d’imaginer la surprise des adorateurs des Monty Python à la vue de cette première folie gilliamesque. Jabberwocky se situe dans la lignée de Sacré Graal ! sorti deux ans auparavant – et co-réalisé par Gilliam et Terry Jones, Python emblématique. Et même si Gilliam ne peut résolument pas nier l’apport et l’influence de cette expérience sur le reste de sa carrière, l’ambiance développée par le film se révèle tout autre. Elle est en effet moins encline à la légèreté et à la bouffonnerie.
Cette impression est renforcée par l’ambiance poisseuse cultivée par Gilliam – qui maîtrise incontestablement l’imagerie médiévale, époque de prédilection des loufoqueries pythonesques. Le grain de la pellicule est si marqué qu’il confère à l’image et aux personnages eux-mêmes une aura repoussante. Tous sont absolument détestables – à l’exception de Dennis, éternel ingénu. Il y a quelque chose de rance dans le royaume de Bruno le Contestable (incarné par Max Wall), vieux monarque voûté et flétri qui n’a de noble que sa couronne et ses atours.
Une critique cachée derrière l’absurdité
Certes, Gilliam n’abandonne jamais l’esprit du nonsense et l’héritage de Lewis Carroll n’est jamais très loin. En témoigne cette scène savoureuse dans laquelle le roi débat avec son conseiller sur la correcte acception du mot sire (ces jeux sur la langue sont d’ailleurs intraduisibles en français) et le pourcentage exact de chevaliers restants dans le royaume. Par un montage alterné, la tribune princière de laquelle converse le roi et son conseiller se couvre au fur et à mesure du sang des chevaliers qu’ils envoient à la mort, sans que cela ne vienne perturber leur échange vain.
Sous couvert de fulgurances humoristiques, Gilliam délivre en réalité la critique acerbe d’une société paralysée par la stupidité de ses dirigeants. Il réalise ainsi l’ébauche de ce qui deviendra ensuite la thèse de Brazil (1985). Le royaume de Bruno le Contestable s’apparente alors à une vaste usine dans laquelle les ouvriers et les bonnes-sœurs couturières s’acharnent à l’ouvrage en reproduisant inlassablement le même mouvement mécanique semblable à celui d’une machine. Tandis que les chevaliers sont envoyés à la mort pour combattre une chimère sous prétexte d’une possible évolution sociale.
Beware the Jabberwock
Si ce sont les aventures de notre Candide de l’absurde qui nous sont narrées dans Jabberwocky, ce n’est pourtant pas de lui dont il est réellement question. Pendant que Dennis tente de se frayer un chemin vers sa bien-aimée Griselda malgré la stupidité des gens de la ville et sa malchance, eux n’ont que le Jabberwock à la bouche – dont les apparitions se font rares et toujours en vue subjective.
Avec Jabberwocky, Gilliam reprend dans une certaine mesure ce que fera deux ans auparavant Steven Spielberg dans Les Dents de la Mer : cultiver l’anxiété du spectateur quant à l’apparition du fameux « monstre » – ici le Jabberwock. Gilliam suggère sa présence tout au long du métrage pour ne dévoiler son apparence que tardivement. D’abord à travers la visière du heaume porté par Dennis. Puis finalement dans son entièreté, donnant lieu d’ailleurs à l’un des plans les plus réussis du métrage. Un procédé malin qui anticipe ce que feront plus tard Gareth Edwards dans Godzilla (2014) de même que Paul Thomas Anderson dans Boogie Nights (1997).
Qui est le vrai monstre ?
L’apparence décharnée du Jabberwock – semblable à celle d’une marionnette améliorée – nous surprend plus qu’elle ne nous paraît risible. On se retrouve à être presque terrifiés par ce monstre plutôt convaincant – notamment au vu du budget ridicule avec lequel le film a été tourné – dont l’aspect est en parfait accord avec l’univers pensé et fabriqué par Gilliam.
L’apparence du monstre n’est finalement pas davantage repoussante que celle du roi Bruno le Contestable et de ses sujets, pourtant censés incarner une certaine noblesse.
Jabberwocky est un premier film surprenant, qui concentre d’ores et déjà les thématiques chères à son réalisateur – qu’il déploiera par la suite dans ses réalisations futures – et cultive l’esprit loufoque cher aux Monty Python. Malgré une volonté de se défaire progressivement de cet héritage afin de s’affirmer comme un réalisateur à part entière, on ne peut que constater que Jabberwocky est encore trop empreint de son influence pythonesque pour être considéré comme un Gilliam pur jus. Mais peut-on réellement considérer cela comme un défaut ?
Pingback: Blue Jean de Georgia Oakley : La Dame de fer | Films