INTERVIEW AVEC SAEED ROUSTAEE | Pour la sortie de son chef-d’œuvre Leila et ses frères, nous nous sommes entretenu avec le réalisateur iranien Saed Roustaee
Saed Roustaee commence à bénéficier d’une belle reconnaissance dans le monde occidental. Après la claque La loi de Téhéran, thriller implacable sur le monde de la drogue et des violences policières, Leila et ses frères dépeint les déboires économiques d’une famille sans le sou et étouffée par les sanctions internationales, à l’image de son pays. Vrai grand film, comme le dit notre critique, l’œuvre de Saeed Roustaee fait évidemment naître plusieurs questions, que nous avons posées à Saeed Roustaee (interview réalisée avec les médias La revue Tsounami et Double-Croche).
Avec Leila et ses frères, vous vous essayez au genre très difficile de la fresque familiale. Quelles ont été vos inspirations pour le scénario ? En voyant le film, on pense à Rocco et ses frères, au Parrain 2 de Coppola et même à Asghar Farhadi avec des films comme Le client ou Une séparation.
SAEED ROUSTAEE : J’adore Rocco et ses frères. On peut évidemment faire un rapprochement avec Le Parrain à travers l’histoire des parrains dans mon film. Après, pour ce qu’il s’agit de films comme Le client, la filiation est moins évidente car j’ai écrit mon scénario avant sa sortie. En réalité, le cinéma iranien est un continuum. Nous avons une histoire très importante, ce qui n’est pas le cas dans tout le Moyen-Orient. La culture que nous avons, à travers des cinéastes extrêmement connus, des films qui se font remarquer tous les ans… tout cela forme un continuum dont je suis ni le début, ni la fin.
Vous avez réalisé deux films avant celui-ci, Life and a day (2016) et La loi de Téhéran (2019). Leila et ses frères commence par une scène de grande ampleur qui peut faire penser à La loi de Téhéran, avant de se recentrer sur le drame familial des Jourablou, qui se rapproche plus de Life and a day. Comment situez-vous Leila et ses frères dans votre filmographie ? Y a-t-il des liens, ou vos films sont-ils tous différents ?
SR : En Iran, on découvre tous les grands films sur internet (rires). Mon genre de cinéma préféré se rapproche plus de mon premier film et de celui-ci que de La loi de Téhéran. Mais même ce dernier est un film familial, je ne suis pas tout à fait d’accord avec les qualificatifs qu’on lui a apposé. Personnellement, je n’ai pas réfléchi mes films comme une suite logique.
Mais malgré tout, avant même mon premier film, je savais que mes 3 premiers films allaient être ceux qui sont sortis. Après, si on veut vraiment parler de label, je ne me sens pas concerné. J’écris surtout des histoires qui me parlent, et c’est ce qui me guide. Pendant le tournage de Leila et ses frères, je demandais à mes acteurs de ne pas penser à Life and a day, pas dans le sens où les références en étaient interdites, mais pour éviter qu’ils ne le voient trop comme une source d’inspiration obligatoire.
Nous avons notamment apprécié deux scènes : celle du mariage où certains frères dansent pendant que l’un d’eux prend connaissance d’une information cruciale, que nous mettons en comparaison avec la scène finale, dans laquelle le processus, entre danse et prise d’information, se répète. Comment avez-vous travaillé ces deux scènes-ci ? De même, comment avez-vous travaillé votre film sur la durée (2h45), avec des scènes qui s’étirent sans ennuyer ?
SR : J’aime cette question (rires). Il est vrai que les deux séquences se répondent. Dans la scène du mariage, tout le monde danse avec le père sauf Alireza (le personnage qui prend connaissance de l’information qui change le cours du film, ndlr), qui finit tout de même par danser pour lui dans la dernière scène. C’est comme ça que ces scènes ont été construites, en miroir. En ce qui concerne la durée, je ne veux pas que l’on me dicte combien de temps doit durer mon film. Au cinéma, soit on est sérieux, soit on veut se divertir. La longueur peut être un prix à payer. Leila et ses frères n’est pas long pour être long, c’est plutôt le temps dont j’avais besoin pour transmettre l’essence de mon histoire.
Vous allez peut-être encore refuser la filiation, mais on a senti du Delon et du Pacino dans la manière dont Taraneh Alidoosti interprète Leila, en étant tour à tour émouvante, forte et désarmante. C’est même la seule qui se permet aussi de vrais moments d’émotion, d’espoir. C’est quasiment le seul personnage qui passe par toutes les émotions, alors que les autres acteurs sont plus monolithiques, incarnant avant tout une émotion unique plutôt qu’un éventail de sentiments. Comment l’avez-vous dirigée pour obtenir cet équilibre ?
SR : On ne peut pas vraiment dire que les autres personnages soient unidimensionnels. On montre évidemment plus Leila dans le film, mais les autres ne peuvent pas être monolithiques, et eux aussi passent par toutes les émotions. L’individu est la somme de toutes ses contradictions.
Concernant Taraneh, on s’est rencontrés il y a longtemps, quand j’étais encore à l’université et qu’elle était déjà une star. Je lui ai envoyé un scénario qu’elle a apprécié, et on se connaît depuis. Je lui ai reparlé pour Leila et ses frères et elle s’est montrée directement enthousiaste, d’autant plus que j’ai écrit le rôle pour elle. C’est une actrice intelligente, avec une belle force de caractère. On discute beaucoup, elle s’implique énormément dans son travail, et plusieurs de ses idées ont été incorporées dans le film. Par exemple, la scène où Leila dit leurs quatre vérités à ses frères, Taraneh s’est mise à pleurer alors que ce n’était pas dans le scénario, et ça s’est intégré naturellement.
Le personnage de Leila tient d’ailleurs un discours plutôt radical, allant jusqu’à remettre en cause l’éducation de ses parents. On peut même y voir un propos féministe et politique. Cela a-t-il constitué une part importante dans votre travail de création du personnage ?
SR : On ne peut pas séparer société et politique. Quand on fait un film social, on fait un film politique. C’est cela d’ailleurs qui me pose problème en Iran, mon film y étant interdit de projection. Je ne préfère pas rentrer dans ce genre d’analyses. Ce que je peux dire sur Leila, c’est qu’elle prend du recul, de la distance. Les gens qui en prennent réfléchissent mieux et prennent les meilleures décisions.
Dans le film, la famille se réunit autour de matchs de catch, et les frères portent des t-shirts Nike contrefaits. À d’autres moments, on peut voir des t-shirts de Rocky et Superman. De l’autre côté, le film repose beaucoup sur les sanctions économiques américaines. Était-ce volontaire de montrer cette incompréhension entre un Iran fasciné par la culture américaine, et des États-Unis qui ne font que le sanctionner ?
SR : Je ne le vois pas trop comme cela. Ce n’est une question d’affection ou de mépris. L’histoire du catch parle du faux et du vrai. Tout est question de la mise en scène et de la réalité, des scènes du catch à celle du mariage. Le sujet des sanctions américaines apparaît dans le film car c’est le quotidien des iraniens, dont la situation évolue de jour en jour, heure par heure, comme le montre la variation du niveau des prix. On ne peut pas s’en défaire. Leila et ses frères cherche à faire la radiographie de la société iranienne plus que parler vraiment des États-Unis.