Les plus cinéphiles de nos lecteurs n’ignorent pas que le scénario d’une jeune femme appelant le plombier pour colmater une fuite dans son logement, est un classique d’un certain cinéma pour adultes. De là à en faire un film d’horreur ? C’est le projet de Dark Water.
En 2002, Hideo Nakata (Ring, 1998) réussissait dans Dark Water à nous effrayer par des traces d’humidité au plafond – et sans même filmer la facture des réparations. Avec la ressortie en version restaurée de ce classique au cinéma dès le 13 avril, c’est l’occasion de mouiller à nouveau nos pantalons.
Yoshimi Matsubara (Hitomi Kuroki) est une petite fille solitaire, le genre à observer la pluie par la fenêtre de la classe quand ses parents oublient de venir la chercher à l’école. Une vingtaine d’années et une ellipse plus tard, elle regarde toujours la même averse ; alors que s’arbitre dans le bureau d’un juge aux affaires familiales, la garde de sa fille – Ikuko, 6 ans – et l’avenir d’un mariage qui prend l’eau. Dans l’attente du verdict du divorce, toutes deux emménagent dans un immeuble de béton grisâtre, dont les plafonds suintent les eaux noires qui ne cessent de tomber du ciel. En guise de seule décoration sur les murs sales, subsistent encore les traces de vieux avis de recherches signalant la disparition d’une ancienne résidente de l’immeuble, la petite Mitsuko Kawai. À bien y réfléchir, les premiers signes d’infiltration aqueuse ne sont-ils pas apparus à cette époque ?
Les infiltrées
Quatre années après le succès mondial de Ring, le script de Hideo Nakata a tout de la gageure. Il doit en effet tenir en haleine le néo-amateur de J-Horror avec une histoire à mi-chemin entre le drame familial à l’eau de rose, et le placement de produit pour les joints Rubson. S’il y parvient, c’est au moyen d’une solide gestion des cadres et du hors-champ, ainsi qu’une science aiguë du montage elliptique, fracturant les espaces et les temporalités. Cette technique, associée à la photographie terne, la pluie diluvienne et le décor de HLM en quasi-unité de lieu, créent une ambiance claustrophobique et insidieusement anxiogène, habilement soutenue par une musique éthérée de Kenji Kawai.
Mais tout aussi efficace qu’elle soit au regard de l’initié, cette cinématographie arythmique demeure subtile et exigeante. Regarder les flaques sombres d’un immeuble gris de la banlieue nippone pendant 1h40, ce n’est pas pour tous les spectateurs – et beaucoup de leurs espoirs furent douchés par le caractère anti spectaculaire de ce nouveau Nakata. Certes, il appartient lui aussi au genre du yuri-eiga (le film de fantôme japonais) et il y a certains traits de Sadako dont hérita Mitsuko. C’est la mort qui l’a assassinée mais la comparaison s’arrête là : alors que Ring diffusait sa haine mortifère par VHS à la planète entière, Dark Water se resserre sur la cellule familiale vaporisée, dans laquelle l’amour filial se noie. Pour nombre de spectateurs, le sujet du film restera imperméable.
Changer l’eau des peurs
Car bien évidemment, qui se soucie vraiment de ce problème d’étanchéité ? Qui peut bien avoir peur de ça ? Le sujet de Dark Water n’est en rien littéral, et ne s’interprète pas à un niveau de lecture aussi terre-à-terre. Plutôt que d’emprunter les codes du film de genre horrifique, Nakata aurait très bien pu réaliser un film d’auteur ayant pour thème le divorce – tenez, par exemple avec Karin Viard et Vincent Lindon, se déchirant dans le pathos et les larmes. Ceci aurait été terriblement littéral – et quelque part, très occidental.
Le sens de Dark Water, allégorique, permet d’aborder le même sujet par une autre vision, une autre émotion – la peur – et par ce processus, d’envisager peut-être une épiphanie en nous-même. En psychanalyse jungienne, l’eau symbolise l’inconscient de la psyché, comme le liquide amniotique renvoie à l’impensé de la naissance. Le scénario du métrage reste ouvert aux nombreuses interprétations – comme sa fin (en eau de boudin pour les détracteurs, en suspend pour les autres), qui pose bien plus de questions qu’elle ne donne de réponses.
Hideo Nakata réalise un film de fantômes déroutant, dévoilant au fil de l’eau les angoisses sociétales et familiales de nos sociétés modernes. A contre-courant de Ring dans sa grammaire, Dark Water est volontairement moins terrifiant visuellement – dans un premier niveau de lecture tout du moins. Son angoisse, celle de la solitude des existences, de l’amour sans retour, s’infiltre chez le spectateur de manière caverneuse, souterraine, comme une rivière qui prendrait source au générique et s’écoulerait jusqu’à son lit. Les vingt années écoulées depuis sa sortie ne sont pas de trop pour le constater.