L’usine ferme. Jacques est employé à démonter chaque machine avant la fermeture définitive. Absurde situation dans laquelle on continue à faire des journées complètes, à pointer s’habiller et se déshabiller dans les vestiaires, sauf qu’il n’y a plus de travail. On profite alors d’une vie collective, condamnée elle aussi, on s’éternise à la pause repas, boit des coups, joue aux cartes, et surtout on observe ce nouvel arrivant, vissé seul derrière les engins.
Le regard n’est pas dans l’urgence. Le film est pourtant au plus près de cette crise de l’emploi permise par un libéralisme étouffant, mais s’intéresse davantage au corps des ouvriers, nus dans les vestiaires, habillés courts profitants du soleil à midi, ou collégialement assis une bière à la main le soir venu, et concentre le plus long de son temps, en plans fixes, sur Jacques démontant les machines les unes après les autres. Les ouvriers inactifs lui proposent une aide. Il refuse : « Cette machine je la démonte sans problème et j’aime autant travailler seul. »
Ce vieux rêve qui bouge consent à prendre le temps. Les ouvriers du film vont désormais à l’usine à la manière d’un enfant qui profite des derniers jours d’école avant les grandes vacances, fenêtres ouvertes pénétrées par le soleil, beaucoup plus dans la cour, et autant jouer aux cartes puisque le travail se fait rare. La partition musicale y est pour beaucoup, hybride dans sa composition : chants de la chaleur d’oiseaux ou d’insectes des herbes sèches, mixé entre ceux des engins, du bruit sourd permanent de l’usine qui persiste même en déroute, des impressions de vents, des voitures parfois plus hauts sur la route, et toujours les vibrations du métal. À ce rythme se surajoute un langage marqué par des accents auvergnats ou clermontois, une constante dans le travail d’Alain Guiraudie qui s’emploie à fixer les spécificités territoriales dans ses films. Alors ça passe parfois par le langage (l’accent aveyronnais dans Les Héros sont immortels, 1991), et parfois par des traversées : on pense au causse du Larzac dans Du Soleil pour les gueux (2001), rehistoricisé par l’inscription du passif politique du territoire qui a connu une décennie de lutte sociale contre l’expropriation des paysans à partir de 1971.
Le cinéma d’Alain Guiraudie est toujours bouillonnant sur les questions politiques. La contamination d’un libéralisme frénétique sur la vie sentimentale et intime des hommes était l’un des sujets de L’Inconnu du lac (2013), film dont la logique interne faisait du sexe une autre économie de marché. Ce pessimisme n’a pas d’actualité dans Ce vieux rêve qui bouge, moins défiant et plus pudique dans ses quêtes de désir. Les hommes se veulent l’un l’autre, et les désirs sont montrés sans caricature : la sexualité n’est ni coupable ni cloîtrée, tout en évitant l’écueil de présenter une utopie homosexuelle dans laquelle toute relation se fait sans discussion. Plutôt, la mécanique de séduction se fait à tâtons, et avec les outils propres aux ouvriers dans l’usine : les mouvements sont répétés, puis on glisse progressivement des discussions de machines aux discussions de vestiaires, et les mains qui se frottent aux engins doucement travaillent en direction des individus et de la possibilité d’accès aux corps. La sensualité ouvrière se révèle barreaux après barreaux, et graduellement le projet esthétique du film se comprend. L’usine est filmée dans toute sa profondeur mais surtout vers ses hauteurs, redessinée en nef grâce au 1:33 qui triangule les plans. Désormais se comprend aussi cette drôle de fascination pour tous ces tubes et toutes ces colonnes, qui ont une double fonction architecturale : pour les cadres d’abord, composés de milles lignes, pour le projet érotique ensuite (le rappel visuel à l’érection est un autre renvoi à ce monde exclusivement masculin). L’ultime acte politique film est de faire la démonstration que la vigueur du désir n’est l’apanage ni de la jeunesse, ni de corps beaux ou riches. Les territoires habituels de la sensualité sont déplacés dans cette usine en cours de désaffection : le film désavoue les acteurs ordinaires de l’érotisme au profit de l’érotisme ordinaire.
Ce vieux rêve qui bouge est disponible jusqu’au 31 Mars 2021 sur le site d’Arte, aux côtés d’une cinquantaine d’autres courts-métrages (dont les très beaux films, entre autres, de François Ozon, Souad El-Bouhati, ou Poggi & Vinel), à l’occasion de la 1000ème du magazine Court-circuit.
Pour voir le film sur le site d’Arte
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