The Brutalist de Brady Corbet : Bon, brut et tonitruant

Comment capturer l’essence de l’Amérique ? Pays de la Frontière et des pionniers, les États-Unis sont constamment à la recherche de leur Grand Roman, celui qui saura résumer en quelques pages l’imaginaire d’une Nation. Avec The Brutalist, son nouveau film en salles, Brady Corbet réussit-il cet exploit qui semble le mener tout droit aux Oscars ? Réponse dans cette critique de l’autre côté de l’Océan.

D’où vient exactement Brady Corbet ? « Jeune » réalisateur américain aux deux premiers films confidentiels, ce réalisateur marié à une femme norvégienne et amoureux de la Hongrie multiplie les inspirations littéraires et les références philosophiques dans The Brutalist, son nouveau long-métrage qui a tout d’un grand-œuvre et qui aura au moins le mérite, c’est certain, de le faire sortir définitivement de l’anonymat.

« L’histoire, sur près de trente ans, d’un architecte juif né en Hongrie, László Toth (Adrien Brody). Revenu d’un camp de concentration, il émigre avec sa femme, Erzsébet (Felicity Jones), après la fin de la Seconde Guerre mondiale aux Etats-Unis pour connaître son  » rêve américain « .»

© Universal France

La folie des grandeurs

Pour le dire simplement, The Brutalist est un vertige. Premier film américain à utiliser l’imposant format VistaVision depuis La vengeance aux deux visages de Marlon Brando en 1961, le long-métrage de Brady Corbet s’apprécie comme ces figures tutélaires des années 50 et 60, quand Hollywood tentait déjà de résister à l’essor de la télévision en voyant toujours plus grand.

De William Wyler, David Lean et Stanley Kubrick à Brady Corbet aujourd’hui, la filiation est très claire. C’est le cas déjà dans la forme, avec une ouverture musicale, un entracte long de quinze minutes et une durée globale de plus de 3h30. Dans le paysage actuel du cinéma, cette exigence assumée donne à The Brutalist un aspect vertigineux. Pour être bien comprise et digérée, l’œuvre de Corbet demande une concentration de tous les instants, chose dont plus grand monde n’est capable aujourd’hui.

Mais si l’on prend la peine d’accorder toute notre attention à The Brutalist, il nous le rend au centuple. Dans son immense format, le film semble presque nous submerger, tant les dimensions sont gigantesques et les prises de vues, qui épousent les mêmes diagonales anguleuses que l’architecture brutaliste, sont maximalistes. On lève les yeux comme un enfant émerveillé d’une œuvre de Spielberg face à la Statue de la Liberté filmée à l’envers, à la colline sur laquelle l’édifice du personnage principal déploie ses ombres inquiétantes, ou encore en admirant les immenses carrières de marbre des montagnes d’Italie.

Tout dans The Brutalist est ainsi démesuré pour donner à l’épopée de László Toth le vertige des grandeurs, avec une mise en scène qui maximalise les décors pour mieux enfermer ses personnages dans un minimalisme sentimental qui finit par les dévorer de l’intérieur.

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Méridien de sang

The Brutalist a ceci de grandiose qu’il laisse derrière lui l’impression d’avoir vu un livre se dérouler à l’écran, tant ses thèmes sont profonds et touchent à l’essence même de l’Amérique. Comment est-il possible de développer un propos si juste en trois heures, qui plus est dans un scénario original et non pas une adaptation ?

C’est là tout le génie de Brady Corbet et de son épouse Mona Fastvold. À l’image de There will be blood de Paul Thomas Anderson ou Oppenheimer de Christopher Nolan, qui sont généralement considérés comme les deux derniers « grands romans » du cinéma américain, The Brutalist s’inscrit finalement dans une lignée bien plus littéraire que cinématographique.

On pense, en voyant les tribulations de l’architecte László Toth, aux odyssées mythiques telles la prétention d’Icare ou la résilience de Sisyphe, qui en elles deux incarnent une certaine idée de l’Amérique qui se rue vers l’Ouest, tout en étant incapable de regarder ses erreurs en face ou de considérer ceux qu’elle piétine pour arriver à ses fins. Car comme László Toth est piétiné par le pouvoir de son mécène Lee Van Buren, l’Amérique s’est construite sur cette violence pour le plus grand bien, qui permet tous les sacrifices sur l’autel du développement et de la captation des richesses.

Le grand roman américain

Dans le personnage de l’architecte, de sa femme Erzsébet ou du mécène, on voit la quête désespérée de Moby Dick, l’inconscience de Gatsby et la violence insidieusement aveugle du Kid de Méridien de sang, là où la mort s’étire sans cesse avec la longitude jusqu’à n’en plus pouvoir. Mais là où The Brutalist s’élève au rang de véritable Grand Roman, c’est en brassant des influences étrangères qui, comme László Toth le fait en arrivant aux États-Unis, irriguent l’Amérique depuis les grandes migrations de la fin du 19e siècle. En s’inspirant de la vie du vrai architecte Marcel Breuer, lui aussi immigré hongrois dans les années 1950 et lui aussi architecte dévoré par son ambition, Brady Corbet laisse la vieille Europe infuser sa terre des opportunités.

On voit ainsi poindre, dans un film où quasiment tous les personnages ont des noms européens, une résignation dostoïevskienne sur la finitude de la condition humaine. En effet, que valent les grand-œuvres face à l’implacable passage du temps et la cupidité des hommes ? Rien ou presque si l’on en croit Brady Corbet, qui laisse tout de même poindre au bout de 3h30 de quasi-nihilisme une petite fenêtre d’espoir avec un épilogue à la Biennale de Venise montrant que l’art, celui qui survit à l’avidité des oligarchies, peut passer l’épreuve du temps. Un clin d’œil aux difficultés que le réalisateur a subies pour faire financer son film ? Sûrement, mais il ne faut pas le dire trop fort dans la société qui est la nôtre.

Le brutalisme au sens propre…

Prenons un pas de côté et donnons au « brutalisme » un sens étymologique. Au-delà du brut des matériaux, le brutalisme peut aussi être vu, en architecture, comme un courant qui fait sienne la violence des hommes, la brutalité au sens propre. C’est, avant même l’ambition architecturale dévorante de László Toth, le sujet central du film de The Brutalist. Du syndrome post-traumatique des survivants des camps de concentration aux violences sexuelles, de la condition des immigrés à l’addiction à la drogue, et enfin de la faillite du rêve américain à la tension entre l’artiste et l’oligarque, The Brutalist n’épargne rien à une Amérique qui se voit plus belle qu’elle ne l’est.

Et dans ces propos à l’imagerie folle et à la portée philosophique immense, les deux parties de The Brutalist se répondent en miroir. Dans la première, László Toth arrive en Amérique sans sa femme, et voit une succession de chances lui donner l’opportunité ultime : reprendre son travail d’architecte pour un projet fou de centre culturel mélangeant amphithéâtre, gymnase, lieu de retrouvailles et chapelle chrétienne. Ce destin n’est pas sans embûches toutefois, et le personnage sublimement interprété par Adrien Brody passe par toutes les étapes du héros tragique – alors même qu’il n’a rien d’un héros.

De la difficulté au succès et de la réussite à la décadence, rien n’est épargné à cet architecte qui, comme un clin d’œil aux références littéraires du film, construit une bibliothèque avant-gardiste à son futur mécène Lee Van Buren (campé par un inquiétant Guy Pearce) avant de se voir confier le projet à l’image de son ambition démesurée, à savoir celui du centre culturel.

… et au figuré

Mais bien évidemment, et c’est tout le sens de la deuxième partie, rien ne passe comme prévu. Au fol espoir que peut susciter le rêve américain, cette même Amérique rétorque à László Toth toutes ses vicissitudes. Comme le dit si bien Lee Van Buren, « nous vous tolérons, László ». Dans une référence à l’artiste et au réfugié, cette phrase résonne alors que dans le même temps, c’est ce même Van Buren qui permet à l’épouse de László d’enfin rejoindre son mari. La carotte et le bâton seront jonglés tout au long du film, distillant si bien ce que les États-Unis ont à la fois de si merveilleux et de si cruel.

On passe d’une relation presque paternelle entre l’homme d’affaires et l’architecte, à une séparation brutale sur fond de désaccords architecturaux et surtout d’agression sexuelle. Une agression qui dévoile l’impuissance et la frustration de l’artiste face à la condition diminuée de son épouse, qui ne peut plus tenir debout depuis la guerre. Cette partie du film est d’autant plus forte qu’elle est mise en scène frontalement et sans artifices, et qu’elle va à rebours de l’image résiliente que l’on donne souvent aux rescapés de la Shoah. Oui, semble dire Brady Corbet, l’Holocauste a aussi donné lieu à des corps affaiblis et des limitations sexuelles, et il faut le montrer.

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L’humanité au sens minimaliste

Que dire au fond du rêve américain, si ce n’est qu’il a complètement redéfini la manière dont ceux qui l’ont vécu perçoivent leur propre humanité ? Au cœur des thèmes de The Brutalist, celle des relations personnelles résonne le plus fort. Dans des décors majestueux et volontairement écrasants, la vraie violence est celle des hommes et des femmes entre eux. Inspirée de la relation entre Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, celle de László et Erzsébet Toth tente d’apporter une vision progressiste du couple qui résiste, contre vents et marées et contre tous les problèmes sexuels ou affectifs, à la violence du monde. Ici, il faut saluer l’impressionnante interprétation de Felicity Jones, qui n’arrive qu’au deuxième acte mais qui vampirise tout le reste du film par sa présence et son esprit de confrontation. Magnifiquement écrit, son personnage change les dynamiques et perturbe l’alchimie fragile entre László Toth et Lee Van Buren.

Cette relation, qui explore la dynamique entre un mécène et un artiste avant de devenir presque filiale, contient en elle toute la monstruosité dont peut faire preuve l’être humain quand l’ambition, l’argent et l’ego font irruption. Tous deux obsessionnels, les personnages de Guy Pearce et Adrien Brody traduisent les fluctuations des relations de pouvoir et les entrechocs entre l’art et l’industrie, le beau et le brutaliste. Quand l’architecte va jusqu’en Italie pour acheter son marbre, l’industriel gaspille sans compter et n’en a que faire de la nature. Ce n’est non pas une victoire Hobbesienne de la culture sur la nature, mais celle, plus pernicieuse encore, de l’industrie qui dévore, telle un monstre au sens littéral, tout ce qui fait l’insaisissable beauté de l’art et de la nature.

Droit au brut

Et à la fin, comme si tout cela n’avait finalement pas existé, The Brutalist s’offre un saut dans le temps et un pas de côté, à l’image de ce qu’a pu faire Martin Scorsese récemment avec Killers of the Flower Moon. Après une dernière confrontation électrique avec Erzsébet, Lee Van Buren disparaît dans les profondeurs du centre culturel brutaliste qu’il a fait construire. De nuit, il est englouti par la même structure qu’il a voulu dompter toute sa vie.

Sans transition, l’épilogue de la Biennale de Venise a la même puissance que celui de Scorsese, avec un propos porteur à la fois de résignation et d’espoir sur la condition humaine, qui ne sait prendre conscience de ses erreurs que lorsqu’elles sont commises. Mais comme dirait l’adage… mieux vaut tard que jamais ?

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Après 3h30 terrassantes, The Brutalist s’avère être un grand-œuvre pour Brady Corbet, un chef-d’œuvre pour le cinéma, et le Grand Roman que l’Amérique aime tant. Nul doute que ce film, comme d’autres avant lui et à l’image des plus grands livres, saura résister à l’épreuve du temps, lui qui s’inscrit dans l’actualité par son format et par l’utilisation malencontreuse, quoique très limitée, de l’IA. Finalement, même les plus grandes œuvres sont imparfaites. Cette idée pourrait être prononcée par les personnages d’Adrien Brody, Guy Pearce ou Felicity Jones – qui tous trois livrent l’interprétation d’une vie – et elle serait vraie à chaque fois. 

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