Face à l’Histoire, nous ne sommes que peu de choses. Et quand il s’agit de la destruction de l’humanité, les hommes se font minuscules, impuissants face à la magnitude d’inventions qui leur échappent. Tel est le propos d’Oppenheimer.
Dans Oppenheimer, Christopher Nolan réussit plus que tout à faire ressentir le poids des événements qui ont mené, en août 1945, les États-Unis à lâcher deux bombes atomiques sur le Japon et à changer ainsi à jamais la face du monde.
Après l’incompris Tenet, Nolan revient en salles avec un film plus linéaire dans lequel il expose le génie de sa mise en scène et qui fera certainement de lui, si ce n’était pas encore le cas pour tout le monde, l’un des cinéastes majeurs de notre siècle.
“Étant le premier à avoir enseigné la physique quantique aux États-Unis, Robert J. Oppenheimer est approché durant la Seconde guerre mondiale par l’armée américaine, qui veut tester l’application réelle de ses théories. Le résultat sera la bombe atomique, construite dans une course folle contre les Nazis, et qui est encore aujourd’hui l’arme la plus puissante jamais imaginée par l’humanité.”
De Prométhée à Oppenheimer : l’humanité au bord de la destruction
Condamné à jamais pour avoir donné le feu aux Hommes, Prométhée a constitué en même temps le poison et l’antidote d’une humanité qui par-dessus tout vénère la violence. De ce mythe à celui d’Oppenheimer, il n’y a qu’un pas, que Christopher Nolan a franchi en adaptant le livre American Prometheus à l’écran.
Plus qu’une vie, avec ses amours et ses problèmes, l’histoire d’Oppenheimer est surtout celle d’une idée paradoxale. Comment, en effet, l’humanité peut-elle à la fois s’autodétruire et se sauver par le même geste ? De la bombe atomique à la dissuasion nucléaire, Oppenheimer a tout lancé, tout enclenché. Il a contemplé l’éternité comme il a vu l’abysse, et a marché sur ce fil des années durant, se prenant pour Dieu jouant aux dés, au mépris des avertissements d’Albert Einstein.
À lire ces lignes, on se demande comment un tel poids a pu échoir sur les épaules d’un seul homme. C’est là tout le sel du film de Nolan, qui réussit, en enchaînant des visions quantiques, des dialogues au cordeau et en laissant Cillian Murphy toute la latitude de son jeu, à faire ressentir l’énormité d’un tel destin. On ressort du film le cœur lourd et l’esprit torturé, fascinés de voir à quel point les penseurs du Manhattan Project ont effectivement joué le destin de l’humanité à pile ou face. Et plus encore, Oppenheimer donne, à la fin de ses 3 heures follement grandiloquentes, une certitude qui est toute à l’honneur de Nolan : celle que lui seul, dans le paysage des grands réalisateurs anglophones, était capable de faire et de réussir ce film.
La folie des grandeurs…
Penser Christopher Nolan, c’est comprendre que plus que tout, plus même que les distorsions du temps, il est fasciné par la folie des grandeurs que cultive l’être humain, faisant fi de tout le reste. Cette folie des grandeurs est au cœur d’Oppenheimer. Pour la condenser en un film de trois heures, le démiurge s’en sort avec brio grâce à une mise en scène au presque parfait.
De deux choses l’une. D’abord, avant d’arriver au moment fatidique de l’explosion, Nolan fait monter la pression en conjuguant des plans très serrés, au plus près des visages et de leurs émotions, avec des mouvements de caméra en ligne de fuite. Cela donne au film un sentiment d’urgence, car la caméra bouge sans arrêt entre les personnages et les idées… Quand elle n’est pas entrecoupée par les visions d’Oppenheimer, qui contemple dans son esprit les infinies possibilités de la physique quantique !
… et la sagesse de l’érudit
Dans ce maelström de plans fous, presque urgents, les acteurs et Cillian Murphy en tête s’en donnent à cœur joie et sont tous au diapason. C’est enfin l’ambiance sonore qui achève de parfaire le mélange, entre fulgurances assourdissantes et musiques feutrées, calfeutrées mêmes, pour donner le change entre la folie atomique et l’absurde banalité de la vie des hommes qui l’ont imaginée.
Cette folie transmise, Nolan s’applique toutefois à la maîtriser. Comme avec Dunkerque, quand il montrait sa maîtrise de l’abstraction, le réalisateur prouve ici qu’il a enfin atteint une maturité totale. En miroir de l’humanité qu’il dépeint et qui touche le fond, le réalisateur d’Inception touche ici du doigt son zénith filmique. Tel Icare, il n’a jamais volé aussi près du soleil alors même que ses personnages se condamnent à une vie d’équilibre de la peur, Prométhées tout autant qu’ils sont Sisyphes au bas de la montagne.
La Java des bombes atomiques
Dans sa structure, Christopher Nolan n’a pas pu résister à l’envie de faire d’Oppenheimer un film à deux temporalités, l’une vue des yeux du père de la bombe atomique, l’autre de ceux de Lewis Strauss, l’homme qui voulait le faire tomber. La première temporalité chronique l’invention de la bombe atomique et, plus intéressant encore, la manière dont elle est venue à ronger ses géniteurs de l’intérieur, au point qu’ils n’ont plus réussi à savoir, à la fin, s’ils faisaient le bien ou s’ils condamnaient leurs semblables au déluge. Père de la bombe atomique, Oppenheimer a ainsi et aussi été celui de la non prolifération.
Avec un noir et blanc exquis, la seconde temporalité narre, à travers les yeux de l’aigri Lewis Strauss (que Robert Downey Junior campe magnifiquement, et l’Oscar ne serait pas démérité), l’héritage d’Oppenheimer. Dix ans plus tard, et même aujourd’hui en réalité, personne n’est capable d’apporter une réponse définitive à la question de la poule ou de l’œuf : quel est le meilleur choix, faire la course à l’armement pour dissuader l’autre, ou se désarmer mutuellement pour supprimer la menace ?
Par sa structure, qui embrasse donc une telle magnitude, Christopher Nolan change de braquet et rend pour la première fois un sincère hommage au cinéma classique. C’est celui de l’Hollywood grandiloquent, qui était fasciné par les destins hors normes. C’est Lawrence d’Arabie, par l’immensité de sa vie, mais aussi JFK d’Oliver Stone, où un homme, seul contre tous, croit tenir la vérité avant d’échouer à la toute fin.
Doctor Strangelove or how I learned to hate the bomb
Mais bien évidemment, Oppenheimer signe pour Nolan la volonté de faire le film définitif sur le risque nucléaire. Après Le Docteur Folamour de Kubrick, qui craignait l’inconscience des hommes, et Point Limite d’un Sidney Lumet qui en montrait les risques tangibles, Nolan cherche à tout englober avec Oppenheimer en traitant tous les sujets. Il le fait toutefois sans jamais se perdre, et c’est pour cela que l’on peut conclure, au terme de 3 heures aussi fascinantes que terribles, qu’Oppenheimer est un tournant dans la carrière de Christopher Nolan. Car quand on a atteint de tels sommets de maîtrise et de maturité, que lui reste-t-il à atteindre ?
Peut-être qu’Oppenheimer a eu la réponse, 78 ans avant lui, tout comme Batman la donnait en 2005 : quand on arrive tout là haut, et sachant qu’il est impossible d’y rester, une seule chose reste à faire.
Accepter de retomber pour mieux se relever.
Film somme, presque testament, Oppenheimer ne plaira pas à tout le monde. Notamment à cause de sa longueur, et de sa dernière heure didactique. Il clivera, comme son objet d’étude. Mais personne ne pourra nier l’extrême maîtrise et l’immense qualité du cinéma de Christopher Nolan. Et c’est peut-être là, au fond, sa plus grande réussite.