Kelly Reichardt déploie avec Showing Up, un film qui interroge l’art, sa pratique, et la place de l’individu dans notre société.
Au fil de ses films, la réalisatrice voyage entre les siècles et les genres mais reste fidèle, malgré quelques rares exceptions, à l’Oregon. Showing Up se déroule à Portland, dans une nature automnale filmée sous tous ses aspects.
Avant le vernissage d’une prochaine exposition, Lizzie (Michelle Williams), une artiste sculptrice, voit son quotidien, son rapport aux autres ainsi que sa vie chaotique devenir sa source d’inspiration.
In my solitude
Chez Kelly Reichardt, la marge est la norme, qu’elle soit géographique ou sociale. Dans son cinéma, les personnages veulent partir en Alaska, se retirer en forêt, vivre dans une cabane, ou traverser un Oregon désertique. La solitude est inévitable. C’est alors que s’opère la beauté et la douceur de son cinéma. Lorsque deux êtres seuls se découvrent et se comprennent, l’amitié naît. Magnifiquement dans First Cow, tragiquement dans River of Grass, délicatement dans Old Joy (on pourrait ainsi continuer avec toute sa filmographie).
En cela, Lizzie est un pur personnage reichardtien. Elle ne parvient pas à faire corps avec les autres. Constamment repliée sur elle-même – dans sa posture voûtée et ses pensées –, elle semble figée dans le temps et son esprit, à l’image de ses sculptures. À première vue, ce n’est pas un personnage très aimable. Elle est désagréable avec à peu près toutes les personnes qu’elle croise. Humeur qui lui est renvoyée par ses compères artistes, mis à part Eric, interprété par André 3000. Génie de la réalisatrice que d’employer le rappeur d’Atlanta, ville de la démesure et du luxe, dans une composition aussi sobre et délicate. Ainsi, Eric mis de côté, chaque personnage semble évoluer dans un univers clos, hermétique à ce qui les entoure. On se demande alors comment l’amitié pourrait naître dans un environnement pareil.
Une oeuvre d’une grande douceur
Naturellement, les regards se portent vers Jo (Hong Chau), voisine, collègue artiste et propriétaire de la maison que loue Lizzie. Couverte d’un certain succès et constamment de bonne humeur, elle pourrait être perçue comme son antithèse. Mais sous les sourires, le rapport de domination économique qu’elle entretient avec Lizzie interfère dans le bon déroulé de leur amitié (Jo refuse pendant tout le film de rétablir l’eau chaude chez Lizzie). La réalisatrice n’émet aucun jugement sur ses personnages, elle les prend dans leur complexité sans manichéisme.
Ainsi, malgré la brutalité des paroles et de certains actes ponctuant le film, il en ressort une œuvre d’une immense douceur, comme en témoigne sa scène finale (attention, spoiler). Lors du vernissage de l’exposition, Lizzie et Jo partent à la recherche d’un pigeon blessé qui s’est échappé dans le ciel. Leurs regards et leurs corps sont portés vers le haut. En observant finalement le monde qui les entoure, Lizzie relève la tête et avance vers l’autre. Deux solitaires se rejoignent, et se joue ainsi le grand thème de l’amitié, cher à la cinéaste.
Le vent se lève
John Ford avait Monument Valley, Kelly Reichardt a l’Oregon. Rares sont les fictions capables d’aussi bien capter la nature. Dans Showing Up, et le reste de sa filmographie, quelque chose de naturel vit toujours dans le plan. Que ce soit le simple bruit du vent ou une branche d’un arbre aperçue par la fenêtre. Si cela participe à la douceur du film, l’importance de la nature n’est pas uniquement esthétique, elle est éthique.
Car Kelly Reichardt lui porte le même intérêt qu’à ses personnages. Les animaux nous avaient récemment reconfirmé leur immense talent en tant que sujet de cinéma dans EO, mais Reichardt poursuit un geste différent de celui de Skolimowski (non moins brillant). Elle ne prétend pas se mettre à la place des animaux, elle leur accorde simplement la même importance qu’aux humains. Ainsi, le chat de Lizzie se voit octroyer différents gros plans, habituellement privilège des rôles principaux. De même qu’un pigeon blessé réussit à attiser de la compassion chez Lizzie. On pourrait également s’attarder sur les nombreux chiens qui apaisent le paysage de leurs innombrables siestes.
Nature et naturel
Chaque élément de ce film est dépendant de la nature. À commencer par le principal, les sculptures que confectionnent Lizzie. Faites d’argiles, donc de terre et d’eau, elles sont par la suite chauffées pour se solidifier. Dans ce cercle naturel, le hasard de la nature domine. Ainsi, c’est lorsque, par accident, la température du four sera trop élevée que l’une des sculptures en ressortira abîmée. Se différenciant par sa singularité, elle en devient l’œuvre principale de l’exposition, et la plus appréciée d’Eric.
Ces scènes de sculpture sont par ailleurs brillantes de naturel. Pas de triche dans ce film, c’est bien Michelle Williams qui manie l’argile pour former des œuvres d’arts. Outre le spectacle de la matière, il s’opère deux actions concomitantes. D’une part, la sculpture (matière grise) qui se forme sous nos yeux. D’autre part, les pensées de Lizzie (matière grise) qui demeurent mystérieuses, et où l’on cherche, dans son regard, la cause de ses troubles. Le naturel se trouve donc tout autant dans la matérialité du plan, que dans le jeu silencieux de Michelle Williams. Aussi impénétrable que l’est son chat, l’actrice se fond ainsi dans le décor, ne formant qu’un avec la nature qui l’entoure.
Showing Up est un film qui se regarde autant qu’il s’écoute. La douceur des paysages, du son et des mouvements de caméra de Kelly Reichardt embaume le film dans une œuvre délicate et subtile. En n’émettant aucun jugement sur ce qu’elle filme, la réalisatrice effectue le geste élémentaire du cinéma : regarder et capter.