Saint-Cyr : Cheval d’arçon

Quatrième film de la réalisatrice Patricia Mazuy, sorti six ans après Travolta et moi dans le courant d’une année 2000 particulièrement intense dans la cinéphilie contemporaine, Saint-Cyr est la superproduction de sa réalisatrice : film d’époque en costume porté par Isabelle Huppert dans son acmé critique, il déjoue pourtant toutes les convenances et les attentes du drame historique. C’est un film bouillant et riche sur les fièvres adolescentes, qui laboure les questions du rigorisme dans l’éducation, et la difficile émancipation pour une jeune fille – un traitement qui ne se cantonne pas qu’à son contexte dix-huitièmiste.

Le cinéma de Patricia Mazuy m’est toujours apparu comme un genre d’évidence. Chacun de ses films, qu’ils soient pour le cinéma ou pour la télévision, sont autant de témoignages d’une pensée esthétique et narrative inédite. Pourtant, la sortie presque ignorée de son dernier film en date, Paul Sanchez est revenu ! – merveilleux long-métrage pourtant apprécié d’une certaine critique, puisqu’il figurait dans le « top » des Cahiers du cinéma de l’année 2018 –, qui chiffrait en fin de parcours moins de 50 000 entrées, a forcé le douloureux constat du caractère confidentiel de cette metteuse en scène, elle qui semble pourtant majeure dans le paysage français actuel. La diffusion ce mois-ci sur Ciné+ de Saint-Cyr, le chantier avec le plus d’envergure pour sa réalisatrice – un budget de près de 7 millions d’euros, nettement au-delà des habitudes de son cinéma –, nous offre l’occasion de revenir sur le travail d’une cinéaste qui ne bénéficie encore que d’un trop fragile succès d’estime.

Saint-Cyr, présenté une première fois en 2000 à Cannes – une compétition particulièrement soutenue, puisque, en plus du sacre de Dancer in the Dark, c’était la présentation cette année, entre autres, des films In the Mood for Love, Code Inconnu, ou Yi Yi –, sorti vierge de toutes récompenses de sa sélection à Un certain regard, et ne fut récompensé qu’aux costumes malgré ses sept nominations aux César de l’année suivante. Difficile, rétrospectivement, et même en fouillant la presse – dans l’ensemble peu élogieuse de ce film-ci, mais pas assez assassine pour en faire un film génial martyr et incompris par ses contemporains –, de savoir si Saint-Cyr était un oubli, un laissé-de-côté délibéré, ou simplement un malentendu. Il revient sur les premières années du pensionnant pour jeunes filles à Saint-Cyr, initialement ouvert à l’éducation de la noblesse pauvre et à l’initiative de Françoise d’Aubigné, dite Madame de Maintenon, épouse morganatique de Louis XIV après le décès de la reine. Interprétée par Isabelle Huppert dans l’apogée critique de sa carrière, celle-ci fait la promesse d’offrir une éducation libérale à ces filles, la perspective étant d’émanciper ces jeunes esprits et de les préparer à la « vie réelle ». Ce projet éducatif est le ciment fondateur de ce pensionnat, et l’enjeu thématique premier du film, qui organise sa narration autour du dressage des pensionnaires, faisant de la pensée sur l’éducation un mouvement actif et en ébullition pour la maîtresse des lieux, aux conséquences contradictoires mais surtout fiévreuses pour ses deux pensionnaires favorites, les jeunes Lucie de Fontenelle (Nina Meurisse) et Anne de Grandcamp (Morgane Moré).

Saint Cyr

Cheval de bataille

D’entrée, le film est un choc. Dans la nuit du lit conjugal, un couple dont on devine la préciosité du linge chuchote une conversation au milieu d’un coït guère plus bruyant. C’est a posteriori que nous comprenons, plus que nous l’entendons – que nous discernons, et à peine, à l’image de ces visages esquissés dans l’obscurité –, que c’est dans cette couche que s’entame, à l’oreille du roi, le grand projet de l’école des jeunes filles de Saint-Cyr. C’est ce presque-péché matriciel qui entame la marche galopante du film, puisque c’est sans transition que le cortège de chevaux et de carrosses se lance – et tandis que la nuit demeure – vers la future maison de ces jeunes filles ramassées sous critère de pureté et de noblesse. Un incipit qui n’est pas sans rappeler celui des Cent-vingt journées de Pasolini, mais avec un degré de cruauté et d’immondicité bien moindre, l’autoritarisme du pensionnat étant encore loin, ou sinon sous un mode très mineur, du fascisme de Salò. Se met aussi en route la partition de John Cale (devenu depuis le collaborateur régulier de la cinéaste), entièrement faite de percussions, très éloignée de la musique de bal de cordes et d’orgues à laquelle se prête ordinairement l’imagerie costumière du XVIIème siècle, loin encore de la vague post-romantique qui a contaminé la création musicale dans les films contemporains.

Ce rythme permet de cerner l’un des enjeux de la mise en scène de l’éducation dans ce film, puisque ce qui se trouve au cœur du film est cette partition jouée comme un chant de guerre. Ce ton n’est pourtant pas – ou du moins pas aux débuts du film – celui de l’austérité claustrale du régime militaire, puisque l’enjeu déclaré même de Madame de Maintenon est d’absolument émanciper ces jeunes filles, de les éduquer à égale des hommes. Le militaire contamine le langage, qui doit être uniformisé, en effaçant les patois de ces jeunes filles mises en uniforme et apprenant une culture classique variée avec une intensité et une densité éprouvantes. Si l’objectif est l’émancipation, cela n’est pas raccord avec le vécu de ces jeunes filles. Ce faisant, cette figure paradoxale de la musique et du tambour militaire est à l’image du film, qui ne tranche pas sur les vertus de son éducation, et qui fait dériver la tare de cette éducation directement de sa vertu. Il en est de même pour l’architecture de l’école, qui n’est ni clôturée et présente des colonnes espacées et ouvertes, chemins tous tracés vers ses sorties, mais dont chaque fuite est rendue impossible par le territoire marécageux dans lequel il se trouve.

C’est pour cela que l’image finale du film se trouve dans cette figure du cheval – chère à Patricia Mazuy qui faisait dans Sport de filles l’entraînement d’une cavalière un combat militaire d’une intensité dangereuse –, à la fois comme le motif même de l’institution rigoriste et comme la possibilité, par la grande mobilité que le cheval implique, d’une vraie émancipation ; or, ce que la toute dernière scène du film tend à nous faire réaliser, c’est qu’il n’y a eu, au milieu de toutes ces tentatives émancipatrices, aucun de cet apprentissage essentiel à la mobilité, et qui aurait du passer par le cheval. Face à la tentative de construire par l’éducation un grand mouvement émancipateur, en d’autres mots une élévation, c’est l’immobilisme qui construit la tragédie.

Saint-Cyr

Fièvres raciniennes

C’est un peu inopinément au milieu de Saint-Cyr que survient une curiosité narrative, assez anodine et qui n’aurait pu qu’être de l’ordre de l’anecdote, via l’apparition du personnage de Racine interprété par Jean-François Balmer. Répondant à l’invitation de Madame de Maintenon, celui-ci est dans le film comme dans l’histoire amené à reprendre sa carrière mise en suspend de dramaturge pour composer Esther, pièce symptomatique de l’enlisement dans la piété à la fois de son auteur et du couple royal, pour contrer – cette fois-ci, surtout dans le film – la ferveur de deux étudiantes (Anne et Lucie) performant avec trop de passion les vers d’Iphigénie du même Racine. Il y aurait ici à faire une vraie œuvre de débat littéraire, du fait de la tradition critique qui voit dans les vers de Racine la soumission de ses personnages à une passion démesurée, abandonnant à ce sujet toute raison et ce jusqu’au devoir. Se noue sur cette base un étrange triangle racinien entre les deux jeunes, Lucie et Anne, et Madame de Maintenon : Lucie s’engouffre dans la dévotion et l’austérité religieuse pour parfaire l’adoration de sa maîtresse, tandis qu’Anne en critique vivement la ferveur, souffrant de voir son amie ainsi aliénée dans l’adoration. Cela construit une rivalité quasi sanglante autour du personnage de Lucie, dont la ferveur religieuse se transforme peu à peu en mal physique – cette même frénésie qui vient métamorphoser le corps d’Isabelle Huppert en celui d’un genre de vampire dévot.

L’un des traits caractéristiques du « style Mazuy » se trouve dans sa dramaturgie fiévreuse. Si ici la passion part, dans une allégeance anachronique à un romantisme désuet, des vers de Racine, il ne faut pas mettre de côté le fait que le feu est l’un des éléments récurrents de Mazuy. Nous recensons une ferme brûlée dans Peaux de vaches, puis une boulangerie brûlée elle aussi dans Travolta et moi, autour de motifs qui sont par essence déraisonnables. Le sens de la tragédie et du drame est inhérent à ce cinéma qui pousse dans l’absolu tous les curseurs de l’apparent commun. C’est ce sentiment d’un cataclysme kitsch et qui prend son départ dans la vie quotidienne qui a peut-être valu à la réalisatrice d’être si souvent comparée à Pialat, autre immense cinéaste de la tragédie des communs. Dans le pensionnat à Saint-Cyr, tout le rapport à l’autorité s’embrase, et si l’institution ne brûle pas littéralement c’est parce qu’elle est déjà placée sous le feu d’un Enfer présupposé et incantatoire, forcé par la figure évangélisatrice de l’évêque interprété par Simon Reggiani. C’est par cette brûlure invisible et terne que Saint-Cyr est un film qui parvient à s’imprégner dans la mémoire d’un cinéphile, parce qu’elle parvient à faire des corps fiévreux des mourants de peintures préromantiques. Surtout, il y a une transformation ostensible non pas des figures seules mais des tempéraments : la complexion du passionné et du dévot est tout entier composé par l’arbitraire et le déraisonnable, ce qui permet à la cinéaste de structurer des personnages animés absolument hors du contrôle. Et effectivement, comme c’était le cas dans Travolta et moi, les personnages dépassent largement la fonction incantatoire qui leur avait été prescrite par le scénario : littéralement et sous le mode tragique, ce sont des personnages qui débordent des cadres qui ont cherchés à les façonner.

Isabelle Huppert dans Saint-Cyr

Saint-Cyr est un film aux antipodes du cadre convenu des films de costumes à la française. En plus de sa rythmique quasi-punk toute entière construite par des percussions et son sens ostentatoire de la tragédie, c’est un film particulièrement généreux et dense sur ses pensées de l’éducation. Son principal atout rhétorique est de faire la démonstration que toute tentative d’élévation, et qu’en fait l’idée même d’une émancipation par le prisme institutionnel, est un fantasme. La cinéaste construit ici un grand film, dont il faut immensément se méfier de la teinture naturaliste : la dramaturgie de Mazuy, sous les ourlets des robes trempés dans la boue des marais de Colombières, travaille un sens de l’irréel fantastique parmi les plus radicaux.

Saint-Cyr est disponible sur Ciné+

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