Présenté à l’édition 2024 du Festival de Gérardmer, Roqya est une parfaite synthèse de l’univers de son réalisateur Saïd Belktibia. Cet ancien prof de sport et membre du collectif Kourtrajmé livre un thriller éreintant, à la lisière du fantastique et de l’horrifique, qui s’intéresse à une femme qui refuse de se soumettre.
En ville comme dans les campagnes, dans notre société contemporaine ou dans une société futuriste, le film de chasse à l’homme est un plaisir jouissif, alliant tension et frissons. En laissant autant d’importance aux chassés qu’aux chasseurs, ils sont en général une métaphore sociale de problèmes qui gangrènent la société. Pour son premier long-métrage, Roqya, Saïd Belktibia inscrit son film dans la lignée de ce genre cinématographique tout en y apportant une touche de modernité bienvenue et qui s’inscrit dans l’ère du temps.
« Nour (Golshifteh Farahani) vit de contrebande d’animaux exotiques pour des guérisseurs. Lorsqu’une consultation dérape, elle est accusée de sorcellerie. Pourchassée par les habitants du quartier et séparée de son fils, elle se lance alors dans une course effrénée pour le sauver. La traque commence… »
Baraka et baratin
Dans l’islam, la Roqya (souvent qualifiée de médecin du prophète) désigne les paroles ou des actes utilisés par des personnes dans le but de soigner des maladies occultes. On qualifierait cette pratique d’exorcisme. Tout en arborant ce titre fort de symbolisme, le réalisateur choisit non pas de traiter de religions, mais plutôt de ce que font les croyances sur les gens, opposant le point de vue européen au point de vue africain.
Dieu est mort, mais le besoin quasi-existentiel de se raccrocher à quelque chose est toujours présent. Les gens sont délaissés par les services publics (aux abonnés absents dans le film), des “reclus de la société” qui sont obligés de se tourner vers des guérisseuses/sorcières dans lequel ils placent leur confiance, leur foi. Croient-ils vraiment que cela va fonctionner ou le font-ils pour se rassurer et s’offrir de l’espoir ? Cette ambiguïté va se retrouver dans toutes les trajectoires émotionnelles des personnages, se dévoilant par différentes couches.
Salam les roqyas
Toujours est-il que pour Nour, cette question est vite réglée. Sa seule croyance, c’est celle du business et donc tirer son épingle du jeu en se servant des âmes en peine qui viennent frapper à sa porte. Les « remèdes » qu’elle propose proviennent des propriétés qu’elle extrait des animaux exotiques dont elle fait le trafic. Très pragmatique, elle ne cache pas ses intentions, allant jusqu’à créer une application qui met en relation des personnes avec des guérisseurs mystiques.
En résulte une ubérisation de la sorcellerie qui démontre que comme tout autre commerce, elle doit évoluer avec son temps et se parer d’un bon marketing pour obtenir un bon référencement. L’intégration de scènes de témoignages de personnes ayant eu recours au service, via des vidéos TikToks et Instagram offre une séquence cynique, ludique et pleine d’humour, qui va virer peu à peu au cauchemar.
Brûle, sorcière, brûle !
La sorcière est une figure au lourd passé historique, figure dont la répression peut être vue comme une métaphore de la condition féminine à travers l’histoire, marquée par la violence hégémonique du système patriarcal. Pour qu’une femme soit déclarée sorcière, il était inutile de prouver l’existence de tout sortilège supposé. Avoir un fort caractère, être indépendante, avoir sa réputation entachée, posséder la maîtrise des remèdes à base de plantes ou même la mort soudaine de quelques animaux chez un voisin pouvaient sceller le destin des femmes accusées.
Nour, dont le prénom signifie « lumière », est à ce titre la cible idéale. C’est un personnage tendre et aimant, aux actions moralement douteuses qui ne reculera devant rien pour protéger son fils. Golshifteh Farahani livre une performance remarquable, incarnant une âme meurtrie de plus en plus gangrénée par la fureur et la révolte. Elle nous le dira elle-même : « Les gens pensent que je suis possédée par le diable. Je crois que je suis juste en colère ».
Lux aeterna
Nour représente tout ce que la communauté déteste. Son indépendance et son business opportuniste sont critiqués, accusés de jeter la hchouma sur Dylan, son ex-mari violent incarné par Jérémy Ferrari. Mis sous pression par son chef religieux, scruté de toute part par ses pairs, il n’aura pas d’autres choix que d’embrasser sa condition d’homme.
Roqya nous prouve ici que la chasse aux sorcières est toujours d’actualité. Que l’on soit à Salem en 1692 ou en France en 2024, les femmes ne sont pas crues ou pire, traquées si elles osent s’exprimer. Les quelques tentatives de soutien des hommes sont relativement faibles face à l’averse de violence qui s’abat sur Nour, notamment au travers d’une scène glaçante et réaliste se déroulant dans une allée fréquentée par des passants qui ne daigneront pas lever le moindre doigt.
Miroir, ô mon beau miroir !
Une masse qui avale et qui broie tout sur son passage sans se poser de questions. Telle est la représentation que l’on peut se faire de ces humains qui traquent inlassablement Nour et son fils pendant près d’1H30 de film sans se poser une seule question. Simplement parce qu’on l’a accusé de meurtre, sans preuve ni contexte. Comme une traînée de poudre, les rumeurs enflent et se propagent, déformées au fur et à mesure que l’information arrive dans les oreilles des uns et des autres. À ce titre, le prologue de Roqya est d’une formidable efficacité, faisant office de note d’intention. Tout y est : le mysticisme, le pouvoir des réseaux sociaux, le rapport à la misogynie, et les divisions culturelles et religieuses.
Dans son court-métrage Ghettotube sorti en 2015, Saïd Belktibia abordait déjà le rapport ambiguë que l’on peut avoir aux réseaux sociaux, un rapport à la fois positif mais potentiellement néfaste car incontrôlable. Quand on a plus personne vers qui se tourner, les réseaux sociaux deviennent nos référents, et les gourous qui s’y retrouvent nos modèles. Masculinistes, sorciers, chamans, coachs en séduction, astrologistes, complotistes, la liste est longue. Ces prétendus experts autoproclamés engendrent une forme d’effervescence sociale, une provocation collective. Lorsque la société est sur le point d’exploser, les réseaux sociaux deviennent cette petite flamme qui met le feu aux poudres.
Mon fils, ma bataille
Mais Nour n’est pas seule à se retrouver aspirée dans une spirale infernale : son fils, Amine, est également avalé par le flot d’informations qui lui proviennent de tous les côtés. Incarné par Amine Belmokthar qui est sans aucun doute la révélation du film, le jeune garçon incarne à merveille cet enfant sensible, généreux et un peu naïf, tiraillé entre l’éducation de sa mère et les horribles choses qu’il entend de la bouche des uns et des autres. Qui croire ? À qui faire confiance ? Cette profonde incertitude va le consumer de l’intérieur, allant jusqu’à prendre la forme de sévices physiques qu’il va lui-même s’infliger.
Pour sauver son fils des hommes qui l’oppressent, Nour n’a pas d’autres choix que d’embrasser l’image que l’on fait d’elle. Roqya nous tient donc en haleine avec son discours engagé enrobé d’un divertissement de bonne facture. La mise en scène s’en donne à coeur joie, et l’aspect ludique de la traque est redoutable, notamment dans la première séquence de course-poursuite où notre héroïne utilise les coins et les recoins les plus obscurs pour se cacher. Séparés, mère et fils vont devoir se battre individuellement pour tenter de s’imposer, réunis dans un final brutal et gore impliquant la participation d’un oeil. « Il ne faut pas toucher les filles, c’est dangereux ».
Avec Roqya, Saïd Belktibia revisite la chasse aux sorcières dans un thriller horrifique qui questionne notre rapport aux croyances et l’ambiguïté que l’on entretient avec elles. On pardonne volontiers les faiblesses du récit tant on est emporté par sa brutalité et la tendresse de la relation mère-fils.