Roqya : Interview de Saïd Belktibia

Pour son premier long-métrage intitulé Roqya, Saïd Belktibia revisite la chasse aux sorcières à l’ère des réseaux sociaux et l’ambiguïté des informations qu’il en découle.

De la difficulté à faire un film, à des thématiques qui le questionnent sans cesse en passant par une envie de divertissement féroce, nous avons pu échanger avec Saïd Belktibia sur son film et son parcours.

“Nour (Golshifteh Farahani) vit de contrebande d’animaux exotiques pour des guérisseurs. Lorsqu’une consultation dérape, elle est accusée de sorcellerie. Pourchassée par les habitants du quartier et séparée de son fils, elle se lance alors dans une course effrénée pour le sauver. La traque commence…


Notre critique du film Roqya


©The Jokers

L’une des choses qui m’a frappé en regardant votre film, c’est à quel point vous avez intégré des jeunes venant de l’association 1000 Visages ou de l’école Koutrajmé. 

SAÏD BELKTIBIA :  On a notre vivier, on a des gens qui ont du talent. J’ai le devoir de pouvoir leur ouvrir la porte ou de les laisser s’exprimer sinon ça n’a pas de sens. À quoi bon sinon ? Je viens de la fabrication donc je connais parfaitement les difficultés du métier. J’ai mis du temps à faire mon premier long-métrage, j’ai eu des doutes avec ce fameux syndrome de l’imposteur. Mon avantage c’est que J’ai fait tous les postes.

L’important c’est donc de gagner de l’expérience ?

SAÏD BELKTIBIA : Je dirais que l’important c’est de maîtriser le sujet. À partir du moment où tu maîtrises quelque chose, tu seras plus fort pour le défendre. C’est ça qui m’a enrichi qui m’a donné plus de confiance d’expertise. Et après tu te lances. Je me suis formé à pouvoir fabriquer. À la base, je n’étais pas destiné à être réalisateur. Je fais plein de choses, du documentaire en passant par le clip. Et puis tu dis un jour, je vais faire mon premier court-métrage. Et hop ça marche, je suis audible apparemment ce que je dis est intéressant. Pareil pour le deuxième. Je commence à être crédible. Et après tu te lances dans l’aventure du long. J’ai un peu galérer pour arriver là où je suis. J’ai dû jeter cinquante, cent scénarios à la poubelle parce que c’était pas intéressant, c’était pas audible, c’était pas abouti etc. Il a fallu sans cesse relancer la machine.

Être résilient.

SAÏD BELKTIBIA : C’est plus que de la résilience, on va pas se mentir. Ça en était devenu un mode de vie, je bossais deux fois plus que les autres. La mécanique n’a jamais cessé de tourner parce qu’il n’y avait pas d’autres choix. Par rapport à d’autres, la porte est fermée. Mais c’est pas grave, je serai là. Et à partir du moment où je me suis auto-formé, j’étais sûr de moi. J’ai réussi à me convaincre que ce que j’allais faire était bien.


« Je me suis interrogé sur ma responsabilité, notre responsabilité sur la fabrication des images que l’on fait ».


Depuis combien de temps l’idée de Roqya vous trotte-t-elle dans la tête ? Et à quel point le film a mûri entre ses différentes versions pour accoucher de la version cinéma ?

SAÏD BELKTIBIA : La revisite d’une chasse aux sorcières, la figure de la femme, ce sont des choses que j’ai vécues en tant que fils d’immigrés de deuxième génération. L’idée de mon premier court-métrage vient de jeunes de chez moi qui viennent pour me demander de leur faire un clip en mode « Kourtrajmé, fais-moi un clip de ouf ». Je me suis dit pourquoi pas, et dans mon esprit, ils allaient venir à cent, tous cagoulés et torses-nus, bécanes de cross, bref la classique. Et non. Deux semaines après, il y en a qui revient avec un énorme sac de sport. Il y avait deux boîtiers tout neuf, un fusil à canon scié et une hache, mais pas la hache normale. Celle que tu trouves dans les expositions. Ils mettent la cagoule et me disent prend le boîtier. On va rentrer dans la banque juste là, on va les braquer et tu vas filmer les réactions des gens.

Je me suis assis, je l’ai regardé et j’ai vu qu’il était premier degré. Je l’ai insulté et en même temps, je me suis interrogé sur ma responsabilité, notre responsabilité sur la fabrication des images que l’on fait et donc de ce comportement. Il fallait donc que je raconte ça, qui m’a donné l’envie de faire des films avec une certaine résonnance. Le curseur entre le bien et le mal n’était pas au même endroit entre ces jeunes et moi. Il a un truc un peu étrange. Et encore maintenant, sans revendiquer un quelconque militantisme, je ressens une petite culpabilité concernant l’avenir de nos enfants.

Je trouve que ça se ressent bien dans ton film. Le prologue de Roqya est, à ce titre,  d’une incroyable efficacité, il fait presque office de note d’intention, tout y est : le mysticisme, les réseaux sociaux, les nouveaux gourous d’internet, la misogynie, les divisions culturelles.  Était-ce une idée qui vous est venue au montage ou bien en amont ?

SAÏD BELKTIBIA : C’est vraiment au montage que ça m’est venu. Je l’avais en embryon au film, mais il me manquait cette petite touche légèrement didactique pour pouvoir emmener le sujet, mon positionnement humain qui est que je ne juge pas. Je n’ai pas envie d’avoir cette position. Est-ce qu’elle est folle ou est-ce qu’elle est possédée, on ne sait pas. Dans mon écriture, je dresse juste mon point de vue sur cette société.

La thématique du pouvoir positif mais potentiellement ultra destructeur des images sur notre perception sur ce qu’on pense être vrai, faux, bien ou mal. Et qui a plus aucune neutralité, on prend les images et on ne se pose pas la question de qui les enregistre qui nous les envoie et pourquoi à cet insant. On prend, on se polarise. Depuis ton premier court-métrage Ghettotube sortie en 2015, comment votre réflexion a évolué par rapport à ce sujet, sur le pouvoir des images ?

SAÏD BELKTIBIA : Sur le cancer de l’image, c’est un objet qui peut détruire. Et même en faisant ce film, je n’ai pas de réponse. Les gens deviennent de plus en plus fainéants. La gymnastique intellectuelle qui nous est bénéfique, qu’on devrait avoir, les gens ne l’ont plus. Toute information est à portée de main. Même moi je me caricature. On se retrouve à avoir des aberrations qui nous dépassent. Je vais te raconter une anecdote : une jeune fille de seize ans, de bonne famille, française et athée qui était amoureuse d’un garçon. Ce dernier la quitte, et elle est dévastée. Pendant deux ans, elle a fait des allers-retours en psychiatrie, elle fait des tentatives de suicide. En sortant, elle rencontre sur un réseau social une sorcière qui l’exhorte afin de retrouver son homme. Elle l’incite à se lacérer la peau et à essuyer sa plaie avec un mouchoir blanc à déposer ensuite sous l’oreiller. Un mois plus tard, elle avait 260 scarifications sur les avant-bras. Ce que les croyances font, c’est amener les gens par espoir dans des directions qui pour moi et pour toi sont complètement…

Irrationnelles.

SAÏD BELKTIBIA : C’est ça.

© The Jokers

Vous avez un duo principal complexe, qui a une relation pleine d’amour teintée d’une certaine brutalité. Je pense notamment au personnage de Golshifteh Farahani qui a des actions parfois moralement douteuse, notamment lors qu’elle assume que ce n’est que du business. Comment l’avez-vous construite avec votre actrice ? Il incarne à merveille cet enfant sensible, gentil, tiraillé par l’éducation et donc les croyances inculquées par sa mère et ce qu’il apprend d’elle via les réseaux.

SAÏD BELKTIBIA : C’est une femme, tout simplement. L’humain n’est pas tout blanc tout noir. Qu’est-ce qu’être humain en 2024 ? Tu parles d’Amine, c’est le reflet de notre génération tirée entre les dogmes, les religions, le monde occidental, le capitalisme. Et lui il doit se construire au milieu de tout ça, entre ce qu’on lui a dit, ce qu’il doit faire, qui il est etc. Même moi à quarante ans, je me pose ces questions.

Et c’est possible qu’on ait jamais de réponses.

SAÏD BELKTIBIA : Peut-être. J’aimerai être aussi clair dans mon esprit.


« Tu ne seras jamais plus fort que la sincérité. Il faut être confiant dans tes idées, dans les émotions que tu veux. »


Pour revenir sur Amine Belmokhta, il  est pour moi la révélation du film. Comment est-ce que vous l’avez trouvé ?

SAÏD BELKTIBIA : On est passé par la voie classique mais ça n’a rien donné, les propositions de jeu que je recevais étaient très scolaires. Je cherchais de l’empathie, de la spontanéité. Je suis donc allé dehors faire du casting sauvage, dans les quartiers, dans les villes jusqu’à le trouver. La nature même de mon cinéma se trouve dans les gens qui vivent les situations, qui connaissent les endroits où ils sont et c’est ce qui fait, je pense, une différence à l’image, dans le jeu. Ne copie pas une chose que tu peux attraper de façon réelle. Tu ne seras jamais plus fort que la sincérité. Il faut être confiant dans tes idées, dans les émotions que tu veux.

© The Jokers

Comment se sont passés les repérages ? L’une des grandes qualités du film c’est sa gestion de la tension, l’aspect ludique de la chasse à la femme notamment dans la première séquence de course-poursuite où notre héroïne utilise les coins et les recoins les plus obscurs pour se cacher.

SAÏD BELKTIBIA : Premièrement, il ne faut pas oublier qu’on fait du cinéma. Deuxième, il ne faut pas oublier qu’on fait du divertissement. Et moi, je ne supporte pas d’être dans un film où c’est fade, ou ça n’a pas de maîtrise. Du coup pourquoi cet endroit ? Parce que je le maîtrise, et donc je peux déployer ma grammaire. Et ensuite, c’est purement des questions techniques – le matériel, le nombre de jours, les angles de prise de vue.

Je trouve ça intéressant de voir que Nour s’en remette quasiment à chaque fois à la religion catholique pour pratiquer un exorcisme tandis que la vraie Roqya arrive très tard dans le récit. Au final, on en apprend très peu sur cette méthode spirituelle, pourquoi ?

SAÏD BELKTIBIA : Mon film ne traite pas de religion, mais de ce que font les croyances sur ces gens-là. Je voulais confronter deux points de vue : le point de vue européen qui dit que quand t’as des soucis t’as des pathologies. Et quand t’es au Moyen-Orient ou en Afrique, on te dit « ah t’es possédé ? T’as des djinns ».  C’est ce que j’ai vu, et ce que j’ai vécu moi. Et on y revient encore avec la fin. Est-ce qu’elle est possédée ou pas. Est-ce que t’as pu répondre à cette question ?

Pour moi elle n’est pas folle. Et toi ta réponse ?

SAÏD BELKTIBIA : Moi j’en sais rien. Enfin, je vais pas te donner ma réponse. Mais une personne qui arrache l’œil de son ex-mari, c’est quoi ?

« Rires ». D’ailleurs cette séquence est assez joussive tant elle est méchante dans son montée en tension et son climax.

SAÏD BELKTIBIA : Évidemment, on fait du cinéma.

Oui c’est ça, il faut aller jusqu’au bout.

SAÏD BELKTIBIA : Exactement.

Je trouve ça intéressant d’ailleurs que ton film sorte maintenant, notamment avec les voix des femmes qui s’élèvent contre les VSS et l’omerta dans le milieu du cinéma. Y’a une violence physique et psychologique envers Nour constante dans le récit. Les femmes ne sont pas entendues, écoutées. 

SAÏD BELKTIBIA : Je suis issu d’une famille monoparentale, ma mère m’a élevé seul dans un monde où on lui a pas fait de cadeau. Elle ne savait ni lire ni écrire. J’ai vu et vécu cette situation. Être une femme, c’est dur, il faut arrêter les débats. C’est factuel. On est pas au même seuil d’égalité, il n’y a pas d’ambiguïté. Il faut y remédier.

ROQYA, en Blu-ray/DVD/VOD le 11 septembre

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