Rivière de nuit de Kozaburo Yoshimura : Teindre ou faire l’amour

Yoshimura Riviere de nuit

Durant l’âge d’or du cinéma japonais, alors que les rôles de genre évoluaient avec les nombreux changements auxquels faisait face la société nippone, plusieurs personnages féminins captivants se font une place au grand écran. Kozaburo Yoshimura ajoute sa pierre à l’édifice avec Rivière de nuit.

Kozaburo Yoshimura possède une filmographie assez variée (il a même entrepris d’adapter Le Dit du Genji !), bien qu’il réalise plusieurs films assez classiques autour de la vie de jeunes femmes. Pour Rivière de nuit, datant de 1956, il s’associe entre autres à la scénariste Sumie Tanaka, qui s’était aussi occupée des scénarios de La nuit des femmes et de Maternité éternelle, deux films de la réalisatrice Kinuyo Tanaka ayant eu droit à une sortie dans les salles françaises en 2022.

« Kiwa Funaki (Fujiko Yamamoto) travaille à la teinturerie de son père à Kyoto. Cette femme indépendante et talentueuse y conçoit des tissus et accessoires qu’elle commercialise elle-même jusqu’à Tokyo. À bientôt trente ans, son entourage aimerait la voir mariée mais Kiwa trouve son épanouissement dans son art. Un jour, elle fait la rencontre de M. Takemura (Ken Uehara), professeur à l’université d’Osaka. Ce client singulier et érudit, au demeurant marié et père de famille, trouble la jeune femme… »

Fujiko Yamamoto et Ken Uehara dans Rivière de nuit
© Carlotta Films

Haut en couleurs

Alors que les vêtements occidentaux se font une place au Japon depuis presque un siècle, une fracture se fait sentir entre les japonaises fidèles aux kimono et celles pour qui le style occidental représente l’avenir de la mode nationale. Pour notre protagoniste, le choix est tout fait : elle travaille dans la teinturerie de son père, où ils produisent principalement des kimono aux coloris somptueux qu’elle promeut avec fierté. Le réalisateur Yoshimura met ainsi pleinement à profit l’utilisation des couleurs pour son premier long-métrage à ne pas être en noir et blanc. La ville, bien qu’aux couleurs plus sobres que les créations de Kiwa, en ressort tout aussi attrayante. La scène du baiser dans la pénombre, sous les éclairages rouges de la vie nocturne, en font un moment particulièrement réussi grâce à l’emploi ingénieux des lumières.

Dans un premier temps, Kiwa Funaki est un personnage qu’on se plaît à suivre. Femme autonome à l’âme d’artiste, son père aimerait bien la voir rapidement mariée, alors qu’elle se rapproche fatidiquement des trente ans. Sa rencontre avec le professeur Takemura, si loin des autres hommes que notre protagoniste côtoie dans la vie de tous les jours, change tout : on passe d’un récit sur une femme indépendante à une romance tout en mélodrame.

Rien n’est laissé au hasard, puisque même la rencontre de ces deux amants est causée par les tissus de Kiwa. La mode a d’ailleurs toute son importance dans le film, puisqu’elle en dit long sur la façon dont se situent les personnages dans cette société. Quand Takemura n’est pas à son laboratoire, il porte de beaux costumes-cravates qui contrastent nettement avec les tenues des autres personnages masculins. Par exemple, les deux hommes employés par le père de Kiwa dans des conditions frauduleuses travaillent dans des tenues d’ouvrier – Kiwa, quant à elle, ne quitte pas son kimono, même quand elle s’occupe de la teinte des tissus.

Les deux employés ne semblent d’ailleurs jamais réellement écoutés par les autres en dépit de leur importance comme force de travail. Malgré le fait que leurs apparitions restent courtes, elles n’en resteront pas moins marquantes, symbole des conditions précaires de travail courantes durant cette période de croissance économique. 

Vagues à l’âme

Le professeur Takemura, lui, ne souffre pas de ses conditions de travail mais de son mariage : il se rapprochera donc sans trop de scrupules de Kiwa. La musique stridente qui accompagne certaines scènes du couple fait sonner cette romance comme de l’horreur. Difficile de réellement apprécier leur relation quand elle ne se réduit presque qu’à des rendez-vous qui semblent parfois superficiels, où le détail des gestes fait souvent tout.

Rivière de nuit reste pertinent au vu du regard qu’il nous apporte sur le Japon des années cinquante et sur le long chemin pour trouver sa place dans une société où tout change. Le jeu de Fujiko Yamamoto et de Ken Uehara nous permet d’apprécier ce portrait minutieux de personnages incompatibles, alors que tout le pays semble se diviser entre coutumes locales et changement d’époque.

Une des dernières scènes donne à voir Takemura, impassible en annonçant la mort prochaine de sa femme. Kiwa, effondrée, lui tourne le dos, faisant face à la mer. Le gros plan sur le visage de Kiwa qui clôture la scène est particulièrement fort : les désillusions de Kiwa s’effondrent avec les vagues s’écrasant contre les rochers. Nous retrouvons enfin le personnage intéressant que nous avons découvert au début du film, maintenant consciente de ce que cette union signifiait réellement et ce qu’elle faisait d’elle.

Fujiko Yamamoto dans Rivière de nuit
© Carlotta Films

La romance est sans doute la partie la plus fade du film, bien qu’elle en soit au centre. Tout au long de la relation entre Kiwa et M. Takemura, une certaine distance reste palpable, qui nous laisse au final assez indifférent au sort de leur amour. On aurait préféré en voir plus sur Kiwa et la promotion de son travail jusqu’à la capitale.

Rivière de nuit mérite tout de même d’être vu pour sa mise en scène intelligente et sa superbe restauration !

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