Dans Peter von Kant, en travestissant un Denis Ménochet méconnaissable dans la peau de Fassbinder, on se demande si Ozon touche le grotesque ou bien le génial. Et si c’était les deux ?
Adapter les œuvres les plus queer de Rainer Werner Fassbinder tient de la gageure au cœur de notre cinéma français. Pas pour François Ozon. Vingt ans après avoir francisé le sulfureux Gouttes d’eau sur pierres brûlantes du metteur en scène allemand, il récidive en transposant sa pièce de théâtre Les larmes amères de Petra von Kant au grand écran : Peter Von Kant.
Au cœur des années 70 dans un loft cossu de la ville de Cologne, le metteur en scène à succès Peter Von Kant (incarné par Denis Ménochet et librement inspiré de Fassbinder) trompe son ennui et son manque d’inspiration en maltraitant Karl (Stefan Crepon) son jeune majordome moustachu, énamouré et soumis. Ce duo aussi dysfonctionnel que déséquilibré physiquement (qui rappelle curieusement celui composé par Gérard Depardieu et Michel Blanc dans Tenue de Soirée), est perturbé par l’arrivée de Sidonie (Isabelle Adjani), ex-muse à succès de Von Kant. Cette dernière introduit dans la garçonnière le jeune éphèbe Amir Ben Salem (Khalil Ben Gharbia, révélation du film), un ambitieux qui va rapidement tourner les sangs et le cœur de Peter.
La mauvaise éducation
Ne nous mentons pas : les premières secondes dévoilant un Ménochet en homosexuel caractériel dans un huis-clos rococo, procurent un léger frisson d’angoisse dans la nuque du spectateur. L’hyperbole des jeux d’acteurs, l’hystérie ambiante drôle et cruelle, remémorent dans un flashback horrifique la vision grotesque de Michel Serrault beurrant sa biscotte dans La Cage aux Folles. Le ton de ce Peter Von Kant est d’emblée donné : il sera celui de l’outrance et du kitsch assumé, rappelant les débuts de carrière de Ozon, époque Sitcom et justement, Gouttes d’eau sur pierres brûlantes.
Cette emphase du jeu d’un Ménochet tonitruant –Depardieu-esque– et celui d’Adjani -comme en elle-même- rejoint celle de l’esthétique visuelle du film, volontiers surréelle. Le riche décor bourgeois de Rhénanie du Nord, rappelle immédiatement Fassbinder. Les cadres subtils et la finesse des mouvements de caméras, reconstituant l’origine théâtrale du matériau, également. Mais alors que l’on pourrait se croire en terrain conquis – Querelle n’est jamais très loin – la photographie et les lumières, sculptant de rouge et de bleu les corps et les ombres, évoquent Almodovar. Cette tension entre la rigidité et l’exaltation, la nuit et le soleil, c’est le Bauhaus qui rencontre la Movida, la choucroute qui mijoterait avec la paëlla sous la spatule d’un chef fantasque. Elle illustre le bouillonnement physique et mental de Von Kant devant la caméra, et du style Ozon derrière.
Je veux seulement que vous m’aimiez
À cet instant, si l’on parvient à suspendre son incrédulité devant ce spectacle débridé, on découvre alors la substantifique moelle du film. En écrivant l’histoire d’un amour saphique inaccompli dans Les Larmes…, Fassbinder avait maquillé sa romance contrariée avec son amant de l’époque, Gunther Kauffmann. Il l’avait fait comme une catharsis artistique, une manière de sublimer sa pulsion scopique. En transposant le huis-clos en masculin, en resituant le récit d’homme à homme entre Von Kant/Fassbinder et Ben Salem/Kauffman, Ozon remet la vie et mort du metteur en scène allemand au centre de la diégèse, en une sorte d’autobiographie romanesque.
Le film atteint alors des sommets de violence et de douleur comme en témoigne ce climax final, où Von Kant hurle à sa mère (Hanna Schygulla, comédienne iconique de Fassbinder) sa rage d’être aussi mal aimé qu’il n’aime lui-même. Le métrage se termine dans un choc tragi-comique et l’on pense que, finalement, Denis Ménochet n’est pas tant à contre-emploi que cela, dans une interprétation majuscule.
En réalisant cette oeuvre en miroir, d’un cinéaste à lui-même, François Ozon poursuit fondamentalement sa thématique sur l’amour-prison, celui qui cherche à posséder et à mettre en cage, déjà entrevue dans Eté 85 ou l’Amant Double. Mais il parvient aussi, formellement, à renouer avec son cinéma originel, baroque et iconoclaste, prolongeant de fait la vie et l’œuvre de Rainer Werner Fassbinder. Ce Peter Von Kant a tout d’une profession de foi.
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