Ces dernières années, la représentation des cultures asiatiques a fortement augmenté dans le cinéma américain. Dans la lignée de films tels que Minari, Crazy rich asians ou évidemment Everything everywhere all at once (Oscar du meilleur film), de plus en plus d’artistes asiatiques se frayent un chemin vers le grand écran. En cette fin d’année, c’est au tour de Céline Song et de son film Past Lives, une élégie des premières amours, ceux qui nous échappent à cause de notre immaturité et qui finissent par vivre en nous comme un singe sur l’épaule, frustrants et formateurs en même temps.
Dans Past Lives, Céline Song dévoile donc l’histoire éminemment moderne, contemporaine même, de ce que cela peut signifier d’être amoureux à l’époque où les réseaux sociaux nous rapprochent autant qu’ils nous éloignent, entre instantanéité et ghosting. Être amoureux aujourd’hui, c’est ainsi tout ressentir de manière décuplée, que cela soit bon ou mauvais, et alors même qu’un étrange et insidieux retour au puritanisme s’opère chez la jeunesse.
« À 12, 24 et 36 ans, Nora et Hae Sung se retrouvent et se séparent malgré eux, entre la Corée du Sud et les États-Unis. Amoureux sans pouvoir se le permettre, ils vivent au gré des aléas, à la limite de la perte de contrôle sans jamais franchir le pas, jusqu’à une semaine fatidique à New-York où tout sera, peut-être, remis en cause. »
La valse des gens malheureux
À 12 ans, on s’aime sans le savoir. À 24 ans, on s’aime avec la peur de s’engager. Et à 36 ans, on s’aime à la recherche du temps perdu, car il est enfin trop tard.
Tel est le message cynique de Past Lives, dans lequel Céline Song dissèque les amours contemporains avec toute leur beauté et leurs vicissitudes. Remarquable de maîtrise pour un tout premier film, la réalisatrice fait virevolter sa caméra au gré des saisons, des pays et des humeurs. Elle va de Séoul à New York, dans ces villes tentaculaires qui vous écrasent autant qu’elles libèrent, à la recherche d’une définition des sentiments d’aujourd’hui. Car au fond, comment la jeunesse est-elle amoureuse de nos jours ? A-t-on perdu tout romantisme du fait de l’instantanéité des réseaux sociaux, comme le répètent à l’envi les anciennes générations ? Ou la modernité a-t-elle au contraire permis de décupler les histoires et les aventures, comme aiment le croire les papes d’internet ?
Afterseum
Tant de questions que Céline Song réussit à condenser son long-métrage, en se concentrant comme d’autres avant elles sur le particulier ; et charge au spectateur et aux exégètes d’en faire des généralités. À voir Past Lives, les inspirations sont donc claires, de Normal People à Aftersun, et de Fleabag à La La Land. À chaque fois, l’amour y est plus tristement beau qu’heureusement léger, plus pragmatique qu’insouciant. Sans arrêter de conclusion, on peut y voir les tares de l’époque, celle d’une fin des illusions où l’amour recule plutôt qu’il n’avance. De nos jours, les hommes sont Tristan et les femmes Yseult. Ils sont Roméo et Juliette, se condamnant d’eux-mêmes à la solitude plutôt que de se laisser prendre par la folie et tout ce que cela implique comme vulnérabilité.
C’est donc là toute la beauté de Past Lives. Loin est le temps des romantiques et de l’imagerie américaine des derniers jours heureux. Aujourd’hui, les gens ne finissent plus ensemble. Trop individualistes ou simplement trop cyniques, ils ne font que se caresser, se croiser au détour d’aléas incontrôlables ; de l’amour fou on passe à l’amour vain et presque élégiaque, comme si l’impitoyable marche du monde que nous vivons n’autorisait plus que cela.
À la recherche du temps perdu
Inspiré des œuvres citées ci-dessus, Past Lives leur emprunte aussi une mise en scène patiente et posée, à rebours de ce que nous avons pu connaître avec les précédentes générations d’histoires d’amour. Ici, nulle urgence et nulle folie. Céline Song préfère dérouler patiemment son récit, en transmettant toute la lenteur du temps qui passe et des espoirs déchus.
Concentrés sur l’intime, les personnages de Past Lives se laissent engloutir par les villes et les vies. À leurs différents âges, ils se laissent écraser par les événements. Quand Hae Sung fait son service militaire puis cherche sans trop y croire à se ranger en « bon Coréen », Nora se laisse prendre par l’Amérique et son système, se mariant avec l’antithèse de ses goûts pour obtenir ses papiers et donc la sécurité.
Du côté de chez Song
On est loin ici de l’insouciance des personnages de Licorice Pizza, pour qui Los Angeles n’est pas écrasante mais un terrain de jeu, et la vie une aventure plutôt qu’une course à la tranquillité d’esprit. Dans Past Lives, Nora atteint certains de ses rêves, mais seulement les plus accessibles. Les autres, elle les abandonne comme Hae Sung a abandonné l’envie de lui courir après, tiraillé entre cet amour qu’il sait incertain et la certitude du confort et de la stabilité que lui offre son travail.
Patiente, Céline Song consacre sa mise en scène à cette quête de l’aspérité dans la stabilité. Elle recherche les lignes de fuite, chasse les regards et ce qu’ils traduisent d’hésitation et de non-dits. Au fond, elle se demande si notre génération ne serait pas plus heureuse si elle osait franchement se dire les choses et heurter les sensibilités.
L’inyeon sans le laisser aller : tout ça pour ça ?
Frère du déjà-vu, l’inyeon est un concept coréen qui suppose la connexion que peuvent avoir deux personnes sur plusieurs vies. Il peut arriver parfois que l’on soit surpris d’avoir autant de points communs avec un inconnu, ou d’apprécier quelqu’un en l’ayant connu à peine quelques heures. C’est l’inyeon, qui sert parfois d’effet placebo pour convaincre les gens de se mettre ensemble et de s’aimer.
Entre Nora et Hae Sung, l’inyeon est puissant sur les 24 années durant lesquelles ils se croisent et se perdent. Mais jamais les deux personnages n’osent franchir le pas. Ils se regardent et se retiennent, comme si la perte de contrôle tant espérée allait justement finir par briser leur inyeon, ce dernier espoir d’un amour jamais concrétisé.
Attention spoiler
C’est dans cette retenue teintée d’amertume que brillent tout particulièrement les acteurs principaux du film. Greta Lee (Nora) et Tee Yoo (Hae Sung) excellent dans leur interprétation de cet entre-deux inconfortable, qui donne à leurs personnages tant de raisons de ne pas agir alors que tout les appelle à le faire. Cette tension culmine dans la toute dernière scène, où Nora et Hae Sung se séparent pour ce qui semble cette fois être la bonne. En attendant le taxi qui ramènera Hae Sung à l’aéroport, lui et Nora se regardent et s’évitent. Ils se disent tout ce qu’ils n’ont jamais osé s’avouer dans un silence qui enfin leur convient.
Malgré leur volonté brûlante de s’aimer, ils finissent par malheureusement se complaire dans cet inyeon de l’équilibre, filmés par une caméra terriblement immobile, comme si même elle voulait leur donner une dernière chance avant de s’avouer vaincue, entre une Nora qui tombe en pleurs dans les bras de son mari jaloux, et un Hae Sung qui lui se sent au contraire étrangement libéré.
Au fond, Past Lives est une romance pleinement ancrée dans notre temps, celui de l’auto sabotage et du retour du puritanisme d’une jeunesse pourtant jamais autant exposée au sexe et à la nudité. Cérébral plutôt que physique, l’amour qui y est décrit est beau mais surtout cynique et donc vain, comme si la fin des illusions, caractéristique de notre époque, signait aussi celle de l’amour sur l’autel du pragmatisme.