Scénariste chevronné, Simon Moutaïrou (Braqueurs, Boîte Noire, Goliath) se décide à passer derrière la caméra pour livrer son premier long-métrage. Ni Chaînes ni maîtres est un survival teinté de réalisme magique sur le marronnage.
On sait le cinéma américain particulièrement fécond sur la question de l’esclavage. Des réalisateurs comme Steven Spielberg avec « Amistad », Steve Mcqueen avec « 12 Years A Slave », Nate Parker avec « The Birth of a Nation » ou plus récemment Barry Jenkins avec « The Underground Railroad » se sont emparés du sujet à corps perdus. En France, cela fait des décennies que ce sujet avait été occulté, les œuvres d’Euzhan Palcy (Rue Cases Nègres, 1983), Guy Des Lauriers (Passage du Milieu, 2000) et Christian Lara (Sucre amer, 1998) étant très peu connues. S’ils cherchaient un cinéaste digne de leur succéder, avec Simon Moutaïrou et son film Ni Chaînes Ni Maîtres, c’est maintenant chose faite. Le réalisateur nous propose de regarder en face un passé tragique sans détourner le regard, tout en rendant leurs lettres de noblesse aux marrons.
« 1759. Isle de France (actuelle île Maurice). Massamba (Ibrahima Mbaye) et Mati (Anna Thiandoum) sont esclaves dans la plantation d’Eugène Larcenet (Benoît Magimel). Ils vivent dans la peur et le labeur. Lui rêve que sa fille soit affranchie, elle de quitter l’enfer vert de la canne à sucre. Une nuit, elle s’enfuit. Madame La Victoire (Camille Cottin) chasseuse d’esclaves, est engagée pour la traquer. Massamba n’a d’autre choix que de s’évader à son tour. Par cet acte, il devient un « marron », un fugitif qui rompt à jamais avec l’ordre colonial. »
Tu ne t’enfuiras point
« La première tentative de fuite est punie par le fouet. Celui qui tente de fuir une nouvelle fois se voit couper les oreilles. La troisième tentative est synonyme de mort. »
Voici les premières règles édictées par le Code Noir, ordonnance royale datant de 1685 qui réglemente les conditions de vie des esclaves noirs des colonies françaises de l’époque. Déshumanisés et dépersonnalisés, ils sont plongés dans un état de léthargie ponctuée de coups de fouets, d’ordres dictés et de viols en tout genre. Les premiers plans de Ni Chaînes Ni Maîtres, fixes, restituent d’ailleurs bien ce quotidien : objets de torture, cloches, lames rouillées, croix en bois géante et serpent témoignent des conditions harassantes de ces hommes considérés comme des bêtes.
Et ce quotidien, Cicéron (anciennement Massamba), le protagoniste principal du film, semble y échapper. Du moins, en partie. Considéré comme « supérieur » aux autres esclaves, il est capable de lire et d’écrire et par conséquent, doté de privilèges. Notamment, celui de garder sa fille Colette (anciennement Mati) avec lui dans sa case. Son objectif n’est tourné que vers la protection de cette dernière, à qui il apprend la lecture et l’écriture. Ceci, dans l’espoir qu’elle soit un jour affranchie, et qu’elle aille vivre à Paris. Mais cette dernière n’est pas dupe : aspirer à de tels privilèges, c’est trahir ses idéaux. D’autant plus qu’elle nourrit l’ambition de s’enfuir afin de chercher la communauté de marrons qui, selon la légende, vivrait dans les montagnes à l’abri des Blancs. Une chimère dangereuse selon Cicéron.
Marrons des Caraïbes
C’est ici que se dresse la distinction particulière apportée par Ni Chaînes Ni Maîtres, qui le différencie notamment des productions américaines, et qui l’ancre bel et bien dans le sillon français. Le marronnage correspond au fait de fuir la plantation afin de vivre libre. Seuls ou à plusieurs, discrètement ou violemment, les esclaves trouvaient refuge dans des lieux reculés, des lieux où la géographie devenait leur alliée. En Guyane c’était la forêt amazonienne, en Martinique, en Guadeloupe et à l’Île Maurice les milieux montagneux étaient privilégiés.
Et c’est en partant de ce postulat-là que les impressionnants Ibrahima Mbaye Tchie et Anna Thiandoum vont donner la vie à leurs personnages.
Mi-Dieu, Mi-Maîtres
“J’obéis au Roi, à la Loi, et au Ciel” expliquera Mme La Victoire, redoutable chasseuse d’esclaves campée par une Camille Cottin habitée et menaçante. Cette phrase révèle à quel point la religion, ses écritures et son instrumentalisation par les Hommes est un point capital de l’époque. Ce que les Blancs font subir aux esclaves est alors considéré comme juste. Les corrections à leur encontre aussi. Le châtiment divin est signifié par des plans larges où sous le ciel ombrageux, l’immense croix en bois se dresse, bordée de cloches écrasant les esclaves de son poids et de son aura.
Inscrit dans le Code Noir, il était interdit aux esclaves “tout exercice public d’autre religion que la religion catholique, apostolique et romaine”. Ce déracinement culturel est tel que Massamba se fait appeler Cicéron. En choisissant d’aller sauver sa fille dans la jungle mauricienne, Cicéron rompt la première barrière qui l’enclavait à la plantation.
Délivrance
Le côté survival de Ni Chaînes Ni Maîtres se déploie alors dans son ensemble. Au gré de rencontres fortuites, d’affrontements en tout genre et de séquences hallucinées, Cicéron va peu à peu renaître et redevenir Massamba. Redevenir l’Africain qu’il était, que ce soit à travers l’herbalisme, sa pratique du wolof à la place du français, et surtout le fait de renouer avec sa spiritualité. Caméra à l’épaule, contre-plongée et plans subjectifs à effets s’allient à une photographie organique pour livrer une atmosphère tendue, hallucinée et mystique.
La dualité spirituelle atteint son paroxysme dans un affrontement nocturne où ciel et terre se déchaînent, où le catholicisme et la cosmogonie luttent pour leur survie sous l’éclat de la foudre. Une séquence marquante dont l’aura est un peu ternie par un manque de visibilité dû à son choix d’éclairage.
À la recherche du temps perdu
Pour Massamba et par extension les autres esclaves, la montagne représente l’espace de l’espoir. C’est l’espace de la palingénésie. Le travail de la superbe musique composée par Amine Bouhafa vient souligner cet aspect. Elle offre un souffle épique et intimiste à l’odyssée de nos héros. Atteindre la montagne, rencontrer les marrons c’est renouer avec les siens. Plus qu’une simple évasion, les esclaves en fuite formaient des communautés dont le but était de préserver et perpétuer les traditions africaines.
Le fait de voir une sorte d’arbre à palabres, et d’entendre le rappel de l’existence des différents groupes sociaux africains (Lebou, Peuls, Soninkés…) fait du bien. Il rappelle avec justesse que les Africains étaient des peuples dont les histoires ne débutent pas au moment de l’esclavage. On peut toutefois regretter une certaine précipitation dans le dernier acte du film à cet égard.
12 minutes as a slave
Après avoir passé du temps à insuffler de la vie à Mme La Victoire en nous contant son parcours anormal pour une femme de son époque ; après avoir passé du temps à caractériser un très bon Benoît Magimel en maître de plantation en désaccord avec les idéaux de son fils humaniste ; il est assez décevant de ne pas passer plus de temps avec la communauté des marrons. C’est un aspect essentiel du marronnage qui reste en périphérie, sans qu’on ait droit à une vraie histoire de sa construction, de son quotidien, de ses savoirs. Le spectateur n’a pas le temps de connaître une seule de ces personnes, d’avoir de l’empathie pour elle.
Même son de cloche concernant l’aspect de la révolte armée. C’est pourtant l’un des volets dans le fait de se constituer marron. Hormis une scène graphique, la violence envers les Blancs n’est pas présente à l’écran alors que celle envers les corps noirs l’est (entendons-nous bien : elle était nécessaire d’autant qu’elle n’est jamais voyeuriste).
L’image manquante
Se pose alors l’éternel débat de la représentation. Filmer l’esclavage est un défi, une nécessité permettant d’apporter de la lumière sur l’Histoire. Et ça, le réalisateur le réussit habilement, s’inscrivant dans un travail de mémoire. Ni Chaînes Ni Maîtres a le mérite de poser un jalon. Celui de mettre en avant des notions comme le marronnage, le Code Noir. Le film pourrait (et devrait) servir de support pédagogique, notamment au vu des parallèles pertinents qu’il dresse avec le présent.
Mais en en oblitérant certains aspects cruciaux, en adoptant une forme plutôt consensuelle qui ne choque pas, ne gêne pas, le film ne se tire-t-il pas une balle dans le pied ? Quand un film comme The Zone of Interest est à ce point radical, on peut regretter l’absence d’une piste de réflexion nouvelle sur la manière de réfléchir à ce crime sur l’humanité.
Le film est très bien fait, mais ce que vous avez écrit sur Rue Cases Nègres, c’est n’importe quoi !
https://www.cnc.fr/cinema/actualites/euzhan-palcy-premiere-realisatrice-recompensee-dun-cesar_941948