L’adolescence est un lieu d’études particulièrement foisonnant pour les artistes. C’est un territoire qui permet de convoquer différents genres et de s’attaquer à une analyse de la perte de l’innocence, vampirisée par le passage à l’âge adulte. Avec Mi Bestia, Camila Beltrán s’ancre en Colombie, avec un conte surnaturel à la lisière de l’expérimental ayant pour toile de fond des disparitions de jeunes filles.
Présenté à l’ACID du Festival de Cannes 2024, Mi Bestia est l’occasion pour la réalisatrice colombienne Camila Beltrán de signer son premier long-métrage. En puisant dans ses souvenirs et les légendes urbaines propres à Bogotà, elle livre un récit universel, une chronique adolescente où le corps féminin doit se battre pour son émancipation, quitte à embrasser un aspect sauvage.
« Bogota, 1996. La population est effrayée par la rumeur selon laquelle le diable va arriver lors d’une éclipse lunaire imminente. Mila, dans le tumulte de l’adolescence, commence à voir dans tout ce qui lui arrive un signe. Le monde qui l’entoure lui semble plus hostile et Mila sent qu’elle est elle-même en train de se transformer. »
L’Inquiétante Étrangeté
Mi Bestia rejoint l’énorme corpus de films de ces dernières années qui parlent de l’adolescence et de la transformation des corps par le prisme du monstrueux : Tiger Stripes, Bird, Le Règne Animal, Teddy, Junior, ou encore Ginger Snaps. Son originalité ne se situe donc pas tant dans son sujet et dans son histoire, mais dans son cadre, et la manière dont l’arène prend corps autour du récit.
Nous sommes donc en Colombie, à l’aune d’une éclipse lunaire où le satellite doit se teinter d’une couleur rouge sang, nourrissant une vague de superstitions qui affole le pays. Difficile de s’y retrouver lorsque l’ébullition d’un pays se situe au même moment à l’intérieur de notre corps, comme le constatera durant tout le récit notre héroïne Mila.
Son énergie brute est filmée sous toutes les coutures à renfort d’une caméra portée qui pourra en rebuter plus d’un, et d’un 4:3 qui accentue l’isolation et le décalage qu’elle ressent avec les personnes qui peuplent le métrage. C’est d’autant plus intéressant car Mila parle très peu, la jeune fille étant dans une contemplation constante du réel, qui façonne et remplit petit à petit son monde intérieur. C’est le point de vue d’une fille qui quitte l’enfance et qui se retrouve confrontée à la violence du monde des adultes.
L’utilisation d’un frame-rate différent, rompant avec les 24 images par secondes, contribue à donner un aspect cotonneux au film qui se pare dès lors d’une identité expérimentale. Tout paraît fantomatique, imperceptible et pourtant menaçant comme l’influence des croyances qui façonne un pays gangrené par la violence.
L’éducation de la Vierge
Surnommée « El Pais Del Sagrado Corazón » (le pays du Sacré Cœur), la Colombie est un pays profondément catholique, où l’Église est considérée comme une institution plus que fiable. Le film s’attache à démontrer à quel point cette influence se reflète dans toutes les strates de la société.
L’imagerie chrétienne est partout, que ce soit dans le cabinet médical de la mère de notre héroïne ou à l’école, lieu de transmission et d’apprentissage. Cela engendre une forte croyance en la notion du bien et de la pureté, accompagnée d’une grande peur des figures associées au mal, telles que les femmes et les communautés marginales comme les afro descendants. C’est d’ailleurs cristallisé avec le personnage de la nounou, Dora, qui incarne cette forme d’association que certains créent entre la femme, le diable et le monstre.
Ce discours sur le bien et le mal est aussi une façon d’enfermer la protagoniste qui ne trouve son salut qu’à travers la télévision, qui est un monde à part entière. Avec sa forme cathodique, le poste de télévision s’imbrique dans le récit, l’utilisation du 4:3 permettant de flouter les limites avec la réalité. Ce rapport au VHS et à l’analogique est sciemment cultivé par la réalisatrice qui en profite pour diffuser des archives réelles de cette période alimentée par des enlèvements de jeunes filles. Si Dolores Reyes est un personnage purement fictif, sa substance n’en est pas moins tirée de faits réels. Miroir déformant de la société, la télévision est un prétexte supplémentaire pour enclaver la liberté des jeunes filles qui ne peuvent pas sortir seules ou rentrer seules.
Videodrome
Et dans le même temps, la télévision reste un outil permettant un début d’émancipation. Ce n’est pas un hasard si Mila et sa nounou Dora, qui est afro-descendante, passent du temps à regarder des télénovelas, que l’on pourrait considérer comme une deuxième religion en Amérique Latine. Ces dernières sont riches en images et en histoires de personnages qui, pour atteindre l’amour, le bonheur et la réussite sociale, entreprennent de se transformer eux-mêmes et de modifier leur apparence. Ces changements affectent leurs relations, leurs biens personnels et les hiérarchies liées au genre, à la sexualité, à la race et à la classe.
Il y a donc un affrontement tendu mais indirect entre deux grands-messes qui ouvrent des pans de réflexion pour notre héroïne qui va dès lors tracer sa propre voie.
La Belle est la Bête
Mi Bestia place son curseur du côté du féminin, victime systémique du patriarcat. Le changement de regard qu’appose le masculin sur le féminin est ici illustré par le beau-père de l’héroïne, qui derrière sa figure de « protecteur » (il va chercher la fille de sa femme à l’école, veut la garder hors de l’influence « déviante » des garçons) dissimule les relents d’un prédateur dont les signaux ne sont pas clairement visibles tant ils sont insidieux.
Pour que Sa volonté s’accomplisse, Mila va progressivement déconstruire ce qui lui est inculqué, en écoutant, en observant et en apprenant à se faire confiance. La sororité et la transmission intergénérationnelle sont, à ce titre, la clé de voûte de cette remise en question. Si sa mère est une figure absente et conflictuelle, Dora est la figure maternelle forte et sexuelle qui lui donnera la force de se libérer, de matérialiser la gêne qu’elle n’arrive pas à exprimer. C’est d’ailleurs après avoir entendu le récit de Dora que Mila choisit de ne plus monter en voiture avec David et fuit lorsqu’il l’attend à la sortie du collège.
Cette construction se fait également par l’acceptation du désir et l’envie de fréquenter le sexe opposé dans une société où l’on doit réprimer ses envies, ses émotions. Mais encore une fois, elle est confrontée à la violence et au traitement inégal entre les hommes et les femmes. Le monde s’impose à elle, et c’est cela qui est terrifiant. Et par monde, il faut entendre la société, car la nature est présentée comme source d’émancipation et de liberté.
Le bal du diable
Après un passage dans la forêt digne du Evil Dead de Fede Alvarez, Mila devient plus sensible à ce qui l’entoure. La dimension animiste se déploie alors totalement. Elle se sent proche des chiens qui sont enfermés derrière leur grille, retenus par des barreaux qui les empêchent de pleinement s’exprimer. La musique, qui était absente durant les trente premières minutes du film, vient confirmer cela, avec l’utilisation de cris d’oiseaux, du bruissement du vent et d’une mélopée féminine mystérieuse. Le symbolisme se charge également une fois de souligner tout cela, mention spéciale au cours de biologie où sa plante est la seule à s’être développée.
Tous ses éléments prennent corps dans une séquence finale qui n’est pas sans évoquer celle de Carrie, la violence en moins. Se tenant fidèlement à son programme, Camila Beltrán choisit d’adopter une sobriété plus proche du songe, que du carnage et de la vengeance.
Grandir s’apparente littéralement à une transformation. Celle-ci peut être d’autant plus douloureuse si les intérêts et l’identité de l’individu ne correspondent pas à l’hégémonie populaire. En y amarrant un aspect fantastique et expérimental, Mi Bestia ne réinvente certes pas le genre mais a le mérite d’offrir une vision honnête et singulière du coming-of-age.