Malcolm et Marie, nouveau film de Sam Levinson est sa troisième itération depuis décembre (avec les deux épisodes spéciaux d’Euphoria) d’un format en huis-clos
Dans ce huis-clos de Malcolm et Marie se joue (ou se fantasme) l’analyse en profondeur de personnages spécifiques. Une occasion pour ce réalisateur habitué d’une mise en scène plus explosive à travailler un minimalisme qu’on ne lui connaissait pas, en l’absence de figurants et de lieux ouverts – tout en évitant de tomber dans le piège de la covidxploitation : Levinson saisit une possibilité plutôt qu’il n’en abuse.
Réalisateur maintenant bien connu et aimé après avoir signé puis entièrement réalisé la série Euphoria pour HBO, Sam Levinson continue à être au cœur des écrans avec un troisième téléfilm, sorti coup pour coup à la suite depuis décembre – deux « épisodes spéciaux » concentrés sur les principaux personnages de sa série dont la reprise se fait impatiemment attendre, et celui-ci, Malcolm et Marie.
Trois réalisations qui ont pour point commun d’être presque intégralement des échanges entre deux individus, trois variations d’une même idée réalisées pendant le confinement. Contrairement aux deux épisodes précédents, Malcolm et Marie est vendu comme le film d’un auteur enfin émancipé du format de la série (ironie du sort, le film a été racheté par Netflix), mettant en scène deux acteurs en vogue (John David Washington et Zendaya) dans les peaux d’amoureux rentrés de soirée. S’entame une dispute orgueilleuse, un conflit qui s’étale sur presque deux heures de film. Un geste dont seul le postulat est radical.
Le terrain du couple
La grande réussite de Malcolm et Marie est dans sa mise en scène de l’espace. Sam Levinson, peut-être en réaction au chaos formel caractéristique de ses précédentes réalisations (Euphoria et Assassination Nation) mais aussi plus platement par une sobriété imposée par le confinement (une équipe réduite, deux acteurs, pas de figuration, un seul décor), réduit au minimum les effets caractéristiques de son style.
Et si on pouvait déplorer dans l’épisode spécial sur Rue (Trouble Don’t Last Always, sorti le 6 décembre dernier) que le réalisateur refuse de se placer en retrait, en multipliant les angles de vues et en ménageant de très lourdes pauses clopes (absolument idéales pour des coupures pubs), ici la mise en scène arrive au contraire à se faire discrète et efficace. Retenons une pensée très précise de l’espace qui constitue le territoire du couple.
C’est dans un grand plain-pied dont la localisation est incertaine – il fait nuit, pas d’autres habitations aux alentours, maison isolée entourée par son jardin – que l’action est exclusivement située. Le jardin est l’antichambre dans laquelle la fameuse dispute est exclue, en faisant le seul lieu possible en faveur d’une réconciliation, et espace dans lequel se ménage les différentes pauses du récit. Les espaces intérieurs sont eux entièrement découpés, Lui et Elle ayant chacun des territoires en propre.
Une spatialisation essentielle
Cette spatialisation fait que tous les déplacements de Marie mais surtout de Malcolm sont essentiels d’un point de vue de la dramaturgie. Ce qui est construit, c’est un monde à la densité de parole écrasante et dans lequel les individus ne s’écoutent que pour pouvoir contester l’autre. Sur une telle scène, c’est le visuel qui ultimement prime pour déterminer qui prend l’ascendant sur l’autre.
Tout le temps se construit alors un jeu de chasse entre les deux (on notera d’ailleurs des plans dans le jardin qui fonctionnent en renvoi au film de Charles Laughton), dont la mise en scène repose pour beaucoup sur les intrusions de Malcolm dans le territoire de Marie, qui ne peut respirer d’aucun instant de tranquillité. C’est grâce à cette disposition qu’émerge, vers la vingtième minute, la meilleure (et seule vraiment bonne) scène du film : Malcolm assis seul en bout de table, mangeant ses mac and cheese, et qui insulte Marie hors-champ dans la cuisine.
Le lieu des orgueilleux
C’est quand même bien de cela qu’il s’agit : l’histoire d’un homme qui, pendant près de deux heures, va en faire baver sa conjointe, et qui insulte par la même occasion pendant tout ce temps une critique de cinéma avec laquelle il partage une conception différente de son film. Et si je vantais une très bonne scène, précisons quand même que le film n’est composé pour l’essentiel que de la répétition à l’épuisement de ce schéma, sans que cela ne soit tempéré, mis en relief, ni véritablement mis en scène.
Non pas que Marie soit vierge de reproches dans ce conflit, mais elle est seconde à tous les égards, et en position presque systématique de faiblesse. Plus jeune que Malcolm, extrêmement mince face à lui épais de muscles, elle lui reproche de s’être inspiré de sa vie pour écrire son film et sans l’en remercier. Sa réponse : énumérer ses anciennes conquêtes, toutes ces femmes superbes qui constitueraient une inspiration au moins aussi importantes que celle avec laquelle il partage actuellement sa vie.
Un excellent Washington
De toutes ces joutes verbales sans finesses et mal écrites, au mieux reflets partiels de mécanismes de toxicité au sein du couple hétérosexuel, remercions toutefois Washington, exceptionnel « sauveur de films boiteux » (Yal Sadat, Les Cahiers du cinéma n°773). Sa partenaire, malheureusement, est moins à la hauteur – non pas qu’elle soit mauvaise actrice dans l’absolu, mais montre l’absence de variété de son jeu, recréant sans surprise le rôle qu’on lui connaissait déjà dans Euphoria. (Et à condition de mettre de côté une scène particulièrement ridicule qui tente de produire un retournement dans les rapports de force, dans le dernier tiers du film, mais qu’il convient ici de ne pas divulguer.)
Le principal grief du film est de tomber dans toutes les tares qu’il tente de dénoncer, et en premier lieu la tendance à l’hyper-politisation des films dans les discours médiatiques et critiques. En proposant un rejet de l’idéologie dans la lecture des films, il semble que ce n’est là qu’une manière pour Sam Levinson de se prémunir des dites critiques facilement énumérables à l’encontre de son cinéma.
L’art et l’artiste
Non, il ne nous est pas possible d’écarter un film de son auteur, et se revendiquer hors du champ politique est déjà un discours idéologique. D’autant plus que Malcolm et Marie, par ses personnages, est absolument dans cette ère du temps (et entendons-nous : ce n’est pas nécessairement un défaut). Ses deux protagonistes sont deux figures de l’égoïsme libéral moderne, fatiguées par un monde tout entier fondé sur la réaction : Marie qui ne peut se concevoir autrement que comme seul sujet possible, Malcolm égo-obsédé après une critique. Ce qui aurait pu être un très bon sujet de film : rétablir la physicalité et l’interactivité du couple dans un contexte qui virtualise toute possibilité d’interaction extra-conjugale.
Malheureusement, le mouvement général du film est celui d’un regret. Sam Levinson, qui s’était brillamment révélé comme showrunner et malgré les promesses de son premier long-métrage Assassination Nation, n’est peut-être pas le grand réalisateur qu’on aurait espéré. Ce qui reste de Malcolm et Marie : un beau noir et blanc désincarné, la promesse de grands acteurs, et le fantasme curieux d’un John Cassavetes qui aurait survécu à 2020.
Malcolm et Marie est en streaming sur Netflix.