Un an après son thriller El Reino, le réalisateur espagnol Rodrigo Sorogoyen signe son retour précoce et réussi avec un film surprenant basé sur son court métrage du même nom : Madre.
Le défi était de taille : comment raconter, en s’appuyant sur ce qui n’était initialement qu’une œuvre courte et marquante, la reconstruction difficile d’une mère qui perd son enfant ? Madre de Rodrigo Sorogoyen s’ouvre en effet par une longue séquence virtuose et extrêmement tendue, en un plan, durant laquelle Elena assiste, par téléphone, à l’enlèvement de son fils. Enlèvement ? A vrai dire, le film espagnol ne précise jamais ce qu’il s’est réellement passé, et préfère se concentrer sur un autre sujet, bien plus audacieux et complexe à mettre en scène.
Ellipse de dix ans, et Elena, encore traumatisée par la perte de son fils, tente tant bien que mal de mener une vie modeste et réservée de responsable d’un restaurant sur une plage française. Elle rencontre, parmi les vacanciers de passage, le fougueux Jean, adolescent, plus vraiment enfant, pas tout à fait adulte, avec qui elle noue des liens résiliants et ambiguës.
Entre drame intimiste et thriller psychologique
Dans cette œuvre très esthétique filmée à la steadicam et en grand angle, Sorogoyen déploie une multitude de sentiments complexes, subtils et toujours sur le fil. En s’affranchissant des codes classiques de genre (Madre peut être compris comme un drame intimiste, un thriller psychologique aux accents de romance), le cinéaste cueille le spectateur par une maîtrise totale des émotions qu’il transmet. D’un sujet délicat, il trouve une justesse dans le ton et le verbe pour délivrer un récit en plusieurs couches. Car Elena à beau demeurer la protagoniste essentielle du métrage, le film joue sur plusieurs tableaux pour illustrer la relation asymétrique qu’elle entretient avec Jean, personnage que n’aurait pas renié un Éric Rohmer.
Le cinéaste ne néglige pas la trajectoire de celui-ci, afin de dresser un portrait solide et cohérent de motivations, de doutes et de questionnements. Il en va de même pour les personnages tertiaires qui, s’ils sont présentés selon l’histoire d’Elena, constituent bien plus que des personnages fonctions. Ensemble, ils permettent rapidement de consolider le portrait d’Elena à travers leurs propres perceptions, plus ou moins faussées, de sa situation. Et si le film s’ouvre sur un drame, l’un des plus difficiles à imaginer, il n’est pour autant jamais complaisant. Toujours, il accompagne ses personnages vers la lumière, par à-coups, et se permet même une légèreté de ton et un humour bienvenu, qui ne fait pas tâche au milieu de moments soudainement très durs.
Un film aussi singulier que juste
Ici, la plupart des choix esthétiques sont justifiés par une nécessité de cohérence avec le court métrage utilisé, filmé en un plan séquence lent, en steadicam et en grand angle. Pour autant, Sorogoyen déploie un véritable effort stylistique : effort cohérent, précis et signifiant. Elena est petite dans un environnement qui l’écrase, à savoir le même environnement qui a vu son enfant lui échapper, et les mouvements fluides de la caméra évoquent sans relâche la présence d’un fils perdu jamais montré. Le réalisateur n’hésite par ailleurs pas à faire légèrement évoluer sa façon de filmer en fonction des émotions qu’il veut nous faire ressentir. Ici, un long plan fixe souligne l’absence ; là, les tremblements de caméra le bouillonnement intérieur et la dépendance d’Elena.
Au final, Madre est surprenant. Surprenant, car la rupture de ton que permet l’ellipse, après une vingtaine de minutes de pure tension, peut désarçonner, de même que l’ambiguïté morale qui n’a de cesse d’entourer la relation d’Elena et de Jean, et constamment rappelée par les personnages qui gravitent autour, peut mettre mal à l’aise. Pour autant, le métrage sonne toujours juste. Peut-être est-ce grâce à sa direction d’acteurs très précise, peut-être grâce au subtil mélange des langues espagnoles et françaises, très bien mené. Ou bien peut-être encore, parce que l’esthétique presque malickienne installe une ambiance singulièrement propice au récit qu’elle sublime. Et peut-être, surtout, parce que Sorogoyen est sincère dans sa démarche. Loin de considérations putassières et de recherche de l’efficacité pour l’efficacité, Madre prend son temps pour faire évoluer des personnages imparfaits, trébuchant et crédibles, quitte à déstabiliser le spectateur.
Et si Été 85 de François Ozon semble déjà sur toutes les lèvres comme le film de l’été, ce serait une grande tare que de négliger ce petit bijou qu’est Madre, nommé trois fois aux prix Goya. Un film hors du temps, perdu dans l’été d’un adolescent et dans le chemin de résilience d’une mère traumatisée.
Distribué par Le Pacte, Madre de Rodrigo Sorogoyen est disponible en Blu-Ray et DVD depuis le 2 décembre.
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