Libera me nous plonge dans un régime dystopique où le dialogue est rompu. Construit dans une abstraction temporelle et géographique, le film d’Alain Cavalier se concentre sur les gestes, véritables actes de résistance.
Sept ans après le succès inattendu de Thérèse (1,5 million d’entrées, six Césars et un prix du jury au Festival de Cannes), Alain Cavalier revient, en 1993, à la fiction avec Libera me. Poussant l’épure de son dispositif toujours plus loin, c’est un film sans paroles, aride, austère, et à l’influence bressonienne certaine.
« Dans un pays où règne un régime répressif, un réseau de résistants rivalise d’ingéniosité pour mettre la dictature en échec. Malgré la torture et les arrestations, un mouvement de résistance se crée. »
Cinéma de geste
Libera me se situe au croisement de deux grandes époques de la carrière d’Alain Cavalier. Peu après son abandon d’une forme classique de cinéma, et peu avant sa prise en main de la caméra, et de son devenir Filmeur. C’est l’un des derniers balbutiements fictionnels du réalisateur, où, déjà, les acteurs professionnels sont abandonnés au profit de vrais gens. Car Cavalier cherche avant tout à filmer la nature humaine. Or, il ne peut y avoir que très peu de place au naturel dans le jeu des acteurs, professionnels de la triche, comme le réalisateur s’amuse à les appeler. Ainsi, pour construire sa fiction, Alain Cavalier est allé extraire des personnes du réel pour les placer devant sa caméra. La plupart ont par ailleurs été choisis pour leur profession, similaire à celle du personnage qu’ils incarnent. Alors, chaque action effectuée par les personnages sont maîtrisées, et donc vraies.
Dénué de paroles, qui pourraient être porteuses d’un texte écrit, et par conséquent, de faux, Libera me est avant tout un film de mouvements. D’influence bressonienne claire, le film se concentre sur les gestes de ses personnages. En filmant des détails avec une immense rigueur (la manipulation de photographies, le roulage d’une cigarette, la coupe d’un pain), Cavalier nous place dans la confidence de l’action résistante clandestine. Celle-ci se doit d’être invisible. En plan large, rien n’est discernable pour les spectateurs. C’est donc dans des gros plans que l’on peut observer les zones d’ombre, où se cache l’action militante. Ce geste radical est une rébellion à l’ordre dictatorial dans la fiction, mais également à l’industrie cinématographique et ses codes qu’Alain Cavalier s’est amusé à démonter un à un.
Dystopie réaliste
Poursuivant le geste de Thérèse, Libera me se déroule dans une abstraction picturale, et parfois narrative, totale. Les décors sont presque absents, l’extérieur invisible, et la parole perdue. Mais si cette abstraction est totale, elle est avant tout totalitaire. Car tout régime de la sorte vise à supprimer l’individualité, au profit d’un tout commun et homogène. Dans ce film, il n’y a donc pas de place à l’extérieur, qui pourrait situer l’action. De même, les voix étant le reflet de ceux qui les déclament, les supprimer permet ainsi de dépersonnaliser ceux qu’ils filment. Laisser la place aux dialogues auraient permis un échange, une dialectique, un partage. Or, l’apanage du totalitarisme est de supprimer toutes formes de pensées, formulées par des mots. En retournant à un cinéma muet, Alain Cavalier filme ainsi sa dystopie de façon réaliste, quasi-documentaire.
En ce sens, le film ne contient presque aucun raccord, astuce permise par la fiction. Il semble filmé dans une continuité, comme s’il était tourné-monté. Une cigarette se roule, cut, elle se fume. Dans Libera me, Alain Cavalier a déjà un pied dans son exercice de Filmeur, et la caméra devient crayon pour dessiner la vérité advenant devant elle.
Un heureux hasard fait coïncider la ressortie de Libera me avec l’arrivée en salles du dernier film en date d’Alain Cavalier, L’amitié. La continuité entre les deux films se trouve dans leur épure, mais aussi dans les personnes filmées. En effet, trente ans plus tard, et sans artifice fictionnel, les spectateurs pourront retrouver le personnage principal de Libera me, Thierry Labelle, de nouveau derrière la caméra du réalisateur.
Le geste de Cavalier est alors à prendre dans sa globalité. Il a fait de sa vie, son cinéma. Libera me est une belle porte d’entrée vers sa phase adulte, où, tel un romancier, il couche sur pellicule l’instantané de ses émotions.
Libera me est disponible à partir du 9 mai en Blu-Ray et DVD chez Tamasa.