Lettres Siciliennes, dramédie noire du duo Grassadonia/Piazza, nous plonge dans l’univers de la Cosa Nostra, la pieuvre et sa chape de plomb, qui enserre les hommes et la Sicile depuis des décennies.
Treize ans après Salvo (2013) et sept ans après Sicilian Ghost Story (2018), le duo de réalisateurs italiens Fabio Grassadonia et Antonio Piazza conclut en apothéose sa trilogie sur la mafia avec Lettres Siciliennes. Ils s’attachent, pour se faire, les services des coqueluches du pays : Toni Servillo et Elio Germano. Les cinéastes, originaires de Palerme et marqués par l’apogée de la violence de la Cosa Nostra dans les années 80/90, s’évertuent à dresser un portrait précis de l’isolement qu’implique l’appartenance, de près ou de loin, au milieu du banditisme qui infuse toutes les strates de la société.
« Après plusieurs années de prison pour collusion avec la mafia, Catello Palumbo (Toni Servillo), homme politique aguerri, a tout perdu. Lorsque les services secrets italiens sollicitent son aide pour capturer son filleul Matteo (Elio Germano), le dernier chef mafieux en cavale, Catello saisit l’occasion pour se remettre en selle. Il entame alors une correspondance improbable et singulière avec le fugitif. »

Mafiosolo
On est loin du strass et des paillettes d’un Scarface. Si la vie de Tony Montana, avant sa chute, a pu en faire rêver plus d’un.e, celle de Matteo Dessina Denaro, surnommé « le dernier parrain », ressemble plus à celle d’un moine reclus. En cavale durant 30 ans (de 1993 à 2023), la vie de ce véritable chef mafieux a oscillé entre solitude, prudence, obsession, froideur et, finalement, peu de moments heureux. Et c’est précisément tout cela que Grassadonia et Piazza ont décidé de capturer dans Lettres Siciliennes.
Au delà du fait de filmer les mafieux dans leur morne quotidien fait de restrictions plutôt que dans leurs moments de « bravoures », comme a pu le faire Le Royaume il y a quelques mois, le duo de réalisateurs met surtout en scène un improbable fait réel. Celui de la correspondance entre Matteo et l’ancien maire de son village (entre 2004 et 2006) par petits messages roulés en boule, les « pizzini », passés de main en main afin d’éviter les soupçons. Toutefois, les deux cinéastes ont fait le choix audacieux d’insuffler un vent de « commedia dell’arte » au personnage de Catello, figure politique corrompue qui, malgré sa sortie de prison, se retrouve malgré lui enfermé dehors.
Un soupçon de « commedia dell’arte »
Catello est joué par le monstre du théâtre italien Toni Servillo, révélé au cinéma mondial chez Paolo Sorrentino (notamment dans La Grande Bellezza, lauréat de l’Oscar et du Golden Globe du meilleur film international en 2014), tout de suite choisi pour ce rôle par les réalisateurs lors de la préproduction du film. En pantoufles dans ce personnage de bouffon malicieux à la coupe de cheveux approximative, Servillo est épaulé dans Lettres Siciliennes par la mordante Betti Pedrazzi. Dans le rôle de la femme de Catello, la comédienne, cachée derrière ses lunettes foncées, enchaîne les répliques cinglantes à l’encontre de son mari. Désabusée par les frasques de Catello, elle le fait redescendre sur terre pour affronter la triste réalité en face. Leurs échanges, dignes d’un duel de ping-pong enflammé entre les frères Lebrun, font en grande partie la part caustique du film dont on se délecte grandement.
Ce choix d’insuffler une dimension comique à ce troisième long-métrage montre la large palette de Grassadonia et Piazza en matière de genres. Ils ne s’interdisent rien, restent maîtres de leur équilibre narratif et formel afin de ne pas faire basculer le long-métrage dans un registre plus qu’un autre, et continuent de cultiver ce regard singulier sur la mafia grâce à ce mélange audacieux des genres (comédie, drame…), déjà présent dans Sicilian Ghost Story (romance, fantastique…).

Mafia blues
On notera toutefois que si Salvo, le tueur à gages de l’œuvre éponyme réalisée par le duo de cinéastes, trouve in fine la voix de la rédemption, que Luna retrouve son chemin à travers la part de fantastique dans Sicilian Ghost Story, ce troisième opus est finalement beaucoup plus sombre et désabusé. Il n’y a pas d’échappatoire dans Lettres Siciliennes, ni pour Dessina Denaro, ni pour Catello. « [Ces] personnages ont une manière qui leur est propre de penser qu’ils sont toujours en vie et que leur vie a un sens. Pour nous, il s’agissait de dire : « Regardez, vous pensez vivre dans un paradis, sous le soleil, dans la terre des anciens Dieux mais, de nos jours, vous vivez dans une immense terre dévastée », tonne Fabio Grassadonia en interview.
Un constat implacable accentué par l’impeccable photographie de Luca Bigazzi (déjà à la baguette sur Sicilian Ghost Story) qui, par ses choix d’angles et de contre-champ, rend ces hommes bien trop grands pour leur environnement étriqué, plus rois à la couronne d’épines que pachas, plus bouffons trébuchants qu’intellectuels sans faille.
Fatalité quand tu nous tiens
Ce caractère désabusé n’est pas propre aux deux personnages principaux. Rita, la policière volontaire, doit faire face à la corruption d’un système tout entier. L’évolution de son enquête au fur et à mesure que le film avance se révèle presque allégorique, tel un Sisyphe en bas de la montagne Cosa Nostra. « Dans l’actuel paysage dévasté de la Sicile dont parlait Fabio (Grassadonia) et que décrit Lettres Siciliennes, il n’y a désormais aucune possibilité de rencontre. Encore moins de catharsis », explique d’ailleurs Piazza en interview. C’est là tout l’enjeu de cette relation épistolaire montrée à l’écran.
On aurait ceci dit aimé que la personnalité de Matteo soit un peu plus développée, lui qui est décrit comme un chef mafieux pas comme les autres, avec son goût prononcé pour la lecture ou les films. Les rares scènes d’écriture de lettres avec la complice qui l’héberge, ne nous en révèlent pas assez sur sa personnalité adulte. A contrario des scènes de flash-back avec son père, qui nous éclairent quelque peu sur les prémices du parcours d’un des plus importants mafieux que la Sicile ait connu, et dont on ne percera donc peut être jamais tous les secrets.