L’Étang du Démon de Masahiro Shinoda : Monstres & Kabuki

C’est un film monstre qui sort le 15 février chez Carlotta Films, en version remastérisée Blu-Ray/DVD. Monstre, L’Étang du Démon (1979) l’est bien sûr pour les créatures cauchemardesques qu’il met en scène.

Mais surtout parce que Masahiro Shinoda (Silence, 1972), son démiurge infernal, a construit avec L’Étang du Démon une œuvre aux proportions dantesques, révolutionnaire hier et transcendant encore le(s) genre(s) aujourd’hui.

En 1913, dans une province reculée et forestière du Japon, réside une petite communauté de villageois. À sa tête règne spirituellement un couple, Akira (Gō Katō) et Yuri (Bandō Tamasaburō), qui s’attache à respecter scrupuleusement une coutume ancestrale : faire sonner régulièrement la cloche du village. Sans ce rituel, raconte la légende, le dragon tapi au fond de l’étang se réveillerait. Mais cette croyance n’est que superstition pour l’étranger venu de la ville, le professeur Yamasawa (Tsutomu Yamazaki).

L’Étang du Démon
© Carlotta Films

La forme de l’eau

Certes, a priori, le scénario mollement énoncé ci-dessus n’a pas de quoi mettre le feu au lac. Il est adapté d’un classique du théâtre kabuki, et semblerait presque surfer opportunément sur les grands succès du yuri-eiga (le film de fantômes japonais) comme Les Contes de la lune vague après la pluie (Mizoguchi, 1953) ou Kwaidan (Kobayashi, 1964). Nos soupçons tombent à l’eau : la nouvelle vague cinématographique dont Shinoda est le héraut, et qu’il s’apprête à faire déferler sur le cinéma japonais avec cet Étang du Démon, est un tsunami aux dimensions fukushima-esque.

Oh bien sûr, au début, tout ceci semble très classique. Dans des décors de studios typiques de l’ancien, Shinoda rend hommage au théâtre , ses riches costumes, son esthétique onirique – et aussi quelque peu kitsch. Les lumières, délicates et surréelles, soulignent des surcadrages organiques formés par les éléments de la nature. La photographie, à la colorimétrie lorgnant vers le sépia, affiche une belle définition, tout en gardant son atmosphère un peu cotonneuse dont raffolaient les chefs-opérateurs des années 70. Tout juste observe-t-on une qualité de restauration relativement inégale sur toute la durée du film, comme si la vénérable bobine 35mm n’avait pas pu être rénovée de la même manière sur toute sa longueur.

Et puis, à mesure que l’Étang s’étend, Shinoda jette des pavés dans la mare. Cela débute par quelques entorses à la bienséance cinématographique, en témoignent ces zooms et décadrages brutaux, typiques de la révolution formelle à l’œuvre à l’époque. Cela se poursuit pas cette envoûtante bande-son synthétique, anachronique et dissonante. Progressivement le métrage quitte ses studios pour des décors naturels, les codes conventionnels pour ceux d’avant-garde. Comme si le film, lui-même devenu reptile, entamait sa mue.

50% Bioman, 50% Queer, 100% Culte

D’une situation initiale largement contemplative et relativement statique, L’Étang du Démon progressivement change de forme. C’était un roman pastoral, une Mare au Diable nippone, draguant gentiment les fonds du triangle amoureux ? Il devient une fresque animiste et panthéiste, un proto-Miyazaki folklorique et étonnant, où les monstres de la nature ne sont pas forcément ceux que l’on croit. C’était un lent chambara aux dialogues lancinants et parfois « chambarassants » ? Il devient un film catastrophe spectaculaire, à l’action digne d’une superproduction hollywoodienne, arrosée par les effets spéciaux de la fine-fleur des spécialistes locaux, ayant travaillé sur les combats de Godzilla et plus tard, pour ceux des Bioman.

Ce changement progressif de genre n’est pas le seul. Bandō Tamasaburō, légende du kabuki qui joue l’héroïne – et princesse – Yuri, est un onnagata : un comédien masculin jouant un personnage féminin. « Wokisme » ? Involontaire, en vérité. Jadis, les femmes étant exclues du théâtre traditionnel, les hommes devaient jouer leur rôle. Ce patriarcat oppressif, objectivement néfaste, se métamorphose finalement sous nos yeux contemporains en une inclusion insoupçonnée, libertaire et moderne, faisant de L’Étang du Demon une œuvre accidentellement queer.

L’Étang du Démon
© Carlotta Films

Transgenre, le film de Masahiro Shinoda l’est donc absolument. Conservateur sur bien des plans puis farouchement progressiste, L’Étang du Démon déroutera aussi bien les spectateurs classiques – bousculés par le tournant de sa deuxième partie – que les modernes – assoupis par sa longue introduction théâtrale. Ceux qui sauront marier le nouveau monde et l’ancien, découvriront, tapie au fond de l’étang, une créature cinématographique légendaire.

En Blu-Ray/DVD le 15 février 2022 chez Carlotta Films

Laisser un commentaire