Après le chef-d’œuvre absolu qu’a été Leila et ses frères, Taraneh Alidoosti et Navid Mohammadzadeh reviennent dans Ombres persanes de Mani Haghighi, un thriller original dans le paysage du cinéma iranien, plus habitué aux drames sociaux qu’aux mystères à l’américaine.
Évitant les écueils de son sujet, Les ombres persanes traite avec pertinence la question des doubles/clones, en lorgnant autant sur le drame familial que sur la tragédie romantique, dans un mélange intelligent entre In the mood for love et Se7en. Est-ce pour autant une réussite pour Mani Haghighi, qui prend le risque de varier les genres dans un cinéma iranien assez corseté ?
Jalal et Farzaneh forment un couple qui bat un peu de l’aile, lui un mari transparent, elle une femme constamment malade. Quand ils rencontrent Mohsen et Bita, qui sont leurs parfaits doubles, les vies des deux couples sont bouleversées, chacun voyant dans l’autre ce qu’il n’a pas… jusqu’au point de non retour ?
Un vent de fraîcheur sur le cinéma iranien
Mondialement reconnu pour ses excellents drames sociaux, le cinéma iranien peine toutefois à proposer des films qui n’en sont pas, ou même qui n’en traitent pas en filigrane. Avec Les ombres persanes cependant, point de message critique sur la société iranienne. Ici, tout n’est que non-dits, faux-semblants et sous-entendus.
Ne s’embarrassant pas de longs dialogues et surtout pas d’explications ronronnantes sur l’existence de doubles, le film de Mani Haghighi nous plonge directement dans l’intrigue. Le réalisateur préfère passer le message par les regards. Avec peu de mots, on comprend que le couple formé par Jalal et Farzaneh traverse une période troublée. Quand lui est fade et peu concerné, elle est malade et ne lui donne plus d’amour. De l’autre côté, Mohsen et Bita ne forment pas non plus le couple parfait, eux qui semblent être ensemble par convenance plutôt que par amour.
Quand les quatre personnages se rencontrent enfin, le film évite bien heureusement de s’alourdir avec des explications inutiles. Tout est fait pour faire avancer l’histoire, parfois même trop vite ; mais cela a au moins le mérite de donner à Les ombres persanes un aspect mystérieux, presque insaisissable. On se surprend à attendre plus d’éléments, plus de scénario, alors que comme le Twitter cinéma nous l’a si bien rappelé ces derniers jours, le scénario n’est pas l’alpha et l’oméga du cinéma. On y préférera ainsi la mise en scène, ici tout en pesanteur, et la direction d’acteurs, ici encore parfaite, pour emmener le spectateur à l’endroit voulu.
Une histoire surprenante servie par des acteurs au diapason
Jouer un rôle quand il sort de la zone de confort, ce n’est jamais facile. Alors le jouer deux fois, avec à chaque fois des variations et subtilités différentes, c’est encore plus difficile. C’est pourtant ce que réussissent admirablement Taraneh Alidoosti et Navid Mohammadzadeh, qui oscillent entre la femme maladive et la femme forte, ou encore l’homme fade et l’homme taiseux et violent.
Adaptant ainsi leur jeu aux circonstances, les acteurs étonnent dans une réalisation qui oscille entre In the mood for love, avec la vie de deux couples qui se mélange avant de laisser deux des quatre personnes sur le carreau, et Se7en, à travers l’ambiance poisseuse installée par l’utilisation constante de la pluie, qui transmet l’idée que là où l’amour faiblit et la violence prend le pas, le soleil ne brille plus.
Là où Les ombres persanes surprend le plus cependant, c’est dans son propos. Au lieu de faire de son film une simple histoire de couples qui s’entrechoquent, Mani Haghighi en raconte plutôt celle d’amours impossibles et de familles dysfonctionnelles. Le film ne prend pas ainsi la direction d’un thriller, mais témoigne d’une vision désespérée des sentiments, qui s’étiolent au contact de la routine et sont ravivés quand l’inconnu et l’interdit s’en mêlent.
L’important n’est pas d’être constant
Dans le monde de Mani Haghighi, il n’y a donc point de salut dans la constance. Quand Jalal ne trouve plus chez sa femme le sourire qu’il a tant aimé, il court le chercher chez Bita, allant jusqu’à jouer au père par peur que l’enfant que sa femme doit lui donner, elle qui est malade, le sera tout autant. De l’autre côté, quand Mohsen se mure dans le silence, il apprécie celui de Farzaneh, qui le lui rend en acceptant de se substituer à sa femme par désespoir de cause. Finalement, quand il devient évident qu’évoluer en doubles ne peut être viable, le film s’accélère et se termine par une fin quelque peu bâclée, qui aurait mérité d’être mieux amenée.
En effet, si le propos est intéressant (une sorte de « Aucun ne peut vivre tant que l’autre survit » à la Harry Potter), l’exécution l’est moins. Si l’on comprend que Mohsen puisse vouloir tuer Jalal, assassiner sa femme sonne comme une facilité scénaristique. Il eût peut-être été plus intéressant de ne faire mourir que Jalal, et de faire jouer la dynamique du couple survivant face à une femme maladive et seule. Le film aurait même pu s’étirer sur une demi-heure supplémentaire pour construire cela, en montrant la manière dont l’insatiable appétit des hommes peut détruire la vie des femmes autour d’eux.
Original et bien construit malgré une fin qui laisse… sur notre faim, Les ombres persanes constitue une offre bienvenue du cinéma iranien, qui gagnerait à diversifier ses genres. On ne peut ainsi que vous conseiller d’aller le voir entre vos séances Barbenheimer, et surtout si les films de Wong Kar-Wai et David Fincher vous manquent comme ils nous manquent.