Les Nuits de Cabiria de Federico Fellini, œuvre antérieure à La Dolce Vita (Palme d’Or 1960), brosse l’un des plus beaux et déchirants portraits de femme jamais réalisés au cinéma. Sa ressortie en version restaurée, éditée par Tamasa, permet la (re)découverte de la remarquable interprétation de Giulietta Masina (La Strada, Europe 51…) récompensée par le prestigieux Prix d’interprétation féminine lors de la dixième édition du Festival de Cannes en 1957.
Federico Fellini le déclarait lui-même : « Avec Les Nuits de Cabiria, je n’ai pas fait un film sur la prostitution […], je raconte l’existence d’un personnage que j’ai connu[1]». En effet, le personnage de Cabiria (Giulietta Masina) ne se définit pas exclusivement par son statut de travailleuse du sexe, mais tend plutôt à s’incarner par la dualité de son caractère – aussi crédule qu’elle est sûre d’elle –, couplée d’une sincérité et d’une force de vie inébranlables. Sans cesse trahie et rudoyée par les hommes en qui elle voue une confiance semi-aveugle – comme une enfant se fierait aux adultes qui l’entourent –, Cabiria (de son vrai nom Maria Cercarelli) semble mue par un optimiste à toute épreuve lui permettant d’affronter à elle seule les plus rudes tribulations de l’existence.
Le cercle de la fatalité
Les Nuits de Cabiria s’ouvre sur une séquence tragique, où la malheureuse Cabiria est jetée à l’eau par son amant Giorgio – dont on apprend qu’il était entretenu par la jeune femme depuis plusieurs semaines –, avant d’être sauvée de justesse par un groupe de paysans vivant de l’autre côté de la rive. Dans la dernière partie du film, une scène rend compte de la terrible fatalité – ainsi que de la circularité – du destin de Cabiria lorsque cette tentative de meurtre se répète, bien que la jeune femme soit convaincue d’avoir enfin trouvé l’amour en la personne d’Oscar (François Périer), pour qui elle renoncera à son indépendance et à ses biens.
Ces deux scènes, entrant manifestement en résonance, traduisent d’abord la brutalité des rapports entre hommes et femmes prostituées, mais également l’impossibilité pour le personnage de Cabiria de se voir réaliser son souhait le plus cher : être aimée sincèrement pour ce qu’elle est. En ce sens, la séquence chez le magicien (Aldo Silvani), lorsque Cabiria est rendue vulnérable par l’hypnose devant un public essentiellement masculin, exprime les désirs profonds inscrits dans l’inconscient de Cabiria dont Oscar n’hésitera pas à tirer avantage en lui promettant l’illusion d’un destin meilleur.
Un portrait de femme
Si Maria/Cabiria s’érige en un personnage emblématique de la filmographie de Fellini, c’est notamment par la résilience dont elle fait preuve tout au long du récit. Fière, indépendante et dotée d’une vitalité vertigineuse, Cabiria ne s’avouera jamais vaincue par la vie. Le film se construit ainsi sur un contraste significatif entre toute la bonté et l’amour qui composent le personnage et l’ardeur avec laquelle les remparts de l’adversité se dressent perpétuellement sur sa route. Noyée par Giorgio, rabaissée à son statut par l’opulent Alberto Lazzari (Amedeo Nazzari), raillée par ses collègues et faussée par Oscar, Cabiria ne perd rien de sa fougue et persiste à prouver son indépendance et sa capacité presque surnaturelle à panser ses cicatrices émotionnelles.
Même si elle confiera lors d’une prière à la Madone son souhait de changer de vie – bien que son rapport avec la foi soit équivoque –, Cabiria finit toujours par s’en remettre à elle-même dès lors qu’elle se heurte à l’âpreté de sa condition. Évidemment, tout ceci serait vain sans l’interprétation sans faille de Giulietta Masina, dont chaque expression faciale, chaque élément de langage – façonnés par ailleurs par Pier Paolo Pasolini –, chaque mouvement et chaque façon d’occuper l’espace par son charisme rendent compte de toute l’intégrité du personnage de Cabiria.
Il est ainsi peu surprenant que lors de la – tant commentée – séquence finale du film, le personnage de Cabiria, après avoir perdu sa maison, l’intégralité de ses économies et peut-être un peu de son amour-propre, persiste à se réjouir de la vie autour d’elle et relève la tête; adressant ainsi au spectateur, ému, l’un des plus beaux et bouleversants regards caméra jamais vus au cinéma.
Les Nuits de Cabiria est disponible depuis le 18 mai en médiabook combo BR/DVD sur la boutique en ligne de l’éditeur Tamasa.
[1] Dossier de presse « Fellini, la preuve par 3 », 2020, Tamasa Éditions.