Femmes, vie, liberté. Il y a deux ans presque jour pour jour, ce slogan était utilisé par la rue iranienne lors des manifestations suivant la mort de Mahsa Amini. Le destin funeste de cette femme, devenue le symbole de la répression dans le pays, aura profondément changé la donne. Et en cinéaste politique par excellence, il était évident que Mohammad Rasoulof allait s’emparer du sujet, pour un film qui a tout pour être son magnum opus : Les Graines du figuier.
Présenté au Festival de Cannes après une rocambolesque exfiltration de l’Iran de son réalisateur, Les Graines du figuier sauvage est un nouvel exemple de l’exceptionnelle vitalité du cinéma iranien, dans un contraste total avec la répression presque systématisée du régime contre les artistes. En résulte un film d’autant plus important qu’il rend éternelle l’histoire de Mahsa Amini et de la lutte des femmes pour leur émancipation.
« Iman vient d’être promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran quand un immense mouvement de protestations populaires commence à secouer le pays. Dépassé par l’ampleur des évènements, il se confronte à l’absurdité d’un système et à ses injustices mais décide de s’y conformer. A la maison, ses deux filles, Rezvan et Sana, étudiantes, soutiennent le mouvement avec virulence, tandis que sa femme, Najmeh, tente de ménager les deux camps. La paranoïa envahit Iman lorsque son arme de service disparait mystérieusement… »
Les origines du totalitarisme
Quel que soit le pays ou le type de pouvoir, un régime dictatorial ou du moins autoritaire trouve toujours sa pérennité dans la calme grégarité de ses fonctionnaires. Ces derniers agissent sans vraiment réfléchir aux conséquences et à la gravité de leurs actes, car il y a toujours un supérieur hiérarchique pour les en délester. C’est cette banalité du mal chère à Hannah Arendt que Mohammad Rasoulof dépeint dans Les Graines du figuier sauvage.
Iman, le personnage principal, fait contre la révolte personnelle le choix du conformisme. Il s’achète une paix intérieure, maigre consolation au milieu de la bouillonnante fureur sociale qui s’empare du pays dont il est l’un des juges, et en particulier sur un sujet qui lui est si étranger qu’il lui fait peur : le droit des femmes. Mais quand la situation s’invite dans son cocon familial, venant perturber un écosystème si minutieusement construit pour lui convenir et qui plus est avec l’aide passive de sa femme, le château de cartes s’effondre.
Et c’est lorsqu’il s’agit de réagir à l’évolution de la société au niveau intime que la vraie nature du père se dévoile. Homme de son époque et de son contexte, il est partagé entre un amour sincère pour sa famille et l’irrépressible besoin de sauver les apparences. Mais petit à petit, et c’est là que le scénario de Rasoulof est délicieusement insidieux, on se rend compte que même cet amour paternel est au fond une émanation patriarcale, plus proche de celui du protecteur par obligation que du père aimant. Dans ce maelström de sentiments contradictoires, on chute avec Iman qui ne sait plus que faire entre sa hiérarchie qui l’oblige à signer des condamnations expéditives, son épouse qui ne le remet pas en question, et ses filles qui l’aiment autant qu’elles le défient.
Les trois jours du Condor
Au-delà d’être « juste » un constat de la situation du droit des femmes en Iran, Les Graines du figuier sauvage brille aussi par une puissante envie de cinéma. On y sent que Mohammad Rasoulof part d’un postulat simple : sur un sujet aussi complexe en Iran, et alors que la situation n’est toujours pas pacifiée, est-il possible de réellement rendre hommage à la mémoire et à l’avenir des femmes réprimées sans tomber dans un aspect unidimensionnel ?
Muni de cette inébranlable conviction dans l’importance du cinéma, le réalisateur a pris la remarquable décision de nimber son histoire dans une atmosphère digne des plus grands thrillers américains du Nouvel Hollywood, quand la défiance en l’appareil politique n’avait d’égale que l’inspiration géniale d’une génération entière de cinéastes. Préférant l’intime au spectaculaire, Rasoulof étudie les dynamiques de la famille d’Iman, de la paix fragile des débuts à l’explosion de haine de la fin. Il adopte au fond un procédé similaire à celui de Saeed Roustaee dans l’immense Leila et ses frères, et le message n’en est que plus fort en définitive.
Conversation secrète
Il faut ici imaginer Sisyphe heureux, en réalisateur obligé de tourner son film en secret sans jamais que le gouvernement ne lui lâche du lest. Tout dans Les Graines du figuier sauvage donne un sentiment d’urgence. Mais celle-ci, avant de se libérer comme se libère la violence des Gardiens de la Révolution, reste contenue et insidieuse. Elle est celle, dans la réalité, qui a obligé trois des actrices du film à s’enfuir d’Iran pour se réfugier à Berlin, loin de leurs familles. Elle est celle, dans l’imaginaire, de jeunes filles qui prennent conscience des affres du patriarcat. Et quand on se rend compte que notre propre père reproduit ce système exprès autant qu’il le fait malgré lui, la déception n’en est-elle pas que plus grande ?
Du drame en huis clos qui se joue durant les trois quarts du film, on pense à la paranoïa feutrée de Conversation Secrète de Coppola, et à l’improbable schizophrénie des films de Sydney Pollack. Mais quand vient le temps de régler ses comptes avec le système, le propos est d’autant plus fort que la vengeance des femmes contre l’Homme n’est jamais préméditée ; elle est toujours une réaction de défense légitime, faisant de l’inévitable conclusion un message obligatoirement cynique, résigné et presque même élégiaque.
Heat
Et les dernières scènes de Rasoulof vont jusqu’à évoquer la fin de Heat de Michael Mann ou de Traîné sur le bitume de S. Craig Zahler. On y voit la même haine contenue, la même panique à l’idée de vivre ou mourir à la main de l’être aimé, quelque soit l’amour qui anime les personnages.
De l’étalonnage du son à la mise en scène oscillant entre maîtrise et panique, l’influence du cinéma américain irrigue l’œuvre de Rasoulof, lui qu’on imagine s’abreuver de thrillers paranoïaques avant de tourner ses films, pour proposer des idées inédites à son pays. Et si Friedkin saluait Roustaee, qui saluerait Rasoulof… en lieu et place de Greta Gerwig ?