LES FILLES D’OLFA | Interview de Kaouther Ben Hania

Kaouther Ben Hania interview les filles d'olfa

Primé Œil d’or au Festival de Cannes 2023, Les Filles d’Olfa se révèle être un documentaire intime et bouleversant. Kaouther Ben Hania nous replonge dans les souvenirs troubles d’une famille brisée, qui tente de comprendre et se reconstruire.

La vie d’Olfa, Tunisienne et mère de 4 filles, oscille entre ombre et lumière. Un jour, ses deux filles aînées disparaissent. Pour combler leur absence, la réalisatrice Kaouther Ben Hania convoque des actrices professionnelles et met en place un dispositif de cinéma hors du commun afin de lever le voile sur l’histoire d’Olfa et ses filles. Un voyage intime fait d’espoir, de rébellion, de violence, de transmission et de sororité qui va questionner le fondement même de nos sociétés.

C’est par le bouche à oreille cannois que nous sommes allés à la découverte du film Les Filles d’Olfa, en compétition. Une expérience mettant à vif nos émotions, que vous pourrez vivre à votre tour dès le 5 juillet en salles. La cinéaste revient sur le tournage d’une des œuvres les plus originales de cette année pour répondre à nos questions.

Les filles d'Olfa
(c) Jour2fête
Vous proposez une forme très originale de documentaire, notamment par l’inclusion d’actrices de manière très assumée. Comment vous est venue cette idée de mêler cette forme de fiction à la réalité ?

K. BEN HANIA : Ça a mis beaucoup de temps. Ce projet, je l’ai commencé en 2016, quand l’histoire d’Olfa et ses filles a été médiatisée. Ça m’a interpellée de suite, j’ai voulu en faire un documentaire. Je ne savais pas trop comment faire, mais je voulais faire leur connaissance et comprendre leur histoire. Faire un documentaire sur elles ne rendait pas compte de la complexité de leur histoire. Je regardais la matière et ça ne marchait pas. Alors j’ai mis le projet de côté. J’allais l’abandonner à certains moments parce que je me disais que, peut être, le cinéma ne pouvait pas toujours rendre compte de la complexité du réel.

J’étais parti faire L’homme qui a vendu sa peau en mettant cette histoire de côté et je l’ai reprise pendant le confinement. J’ai beaucoup discuté avec mon producteur, notamment du reenactment (reconstitution). Ce qui m’intéressait dans cette histoire avait déjà eu lieu, c’était du passé. J’allais alors prendre ce cliché du reenactment mais pour en faire ce je voulais, pour le détourner. Je voulais des actrices pour convoquer les absentes mais aussi une actrice (Hend Sabri) pour faire miroir à Olfa.

Avec la première version, je n’arrivais pas à financer le film, ça ne marchait pas. Personne n’était intéressé. Et une fois que j’ai trouvé le dispositif, tout marchait. Je savais aussi que ça n’était pas simple, mais j’avais déjà expérimenté des choses similaires par le passé (Le chalaad de Tunis).


« On voulait raconter une histoire réelle avec les outils du cinéma »


Pour revenir sur les actrices du film, est-ce que Olfa et ses filles étaient présentes lors du casting ?

K. BEN HANIA : Non, j’ai fait ça séparément. La scène qu’on voit au début du film c’est vraiment leur première rencontre.

Au final, la part de fiction de votre œuvre se dessine autant sur l’écran de cinéma qu’au moment même du tournage. En reconstituant l’histoire, vous construisez le film sous le regard de votre spectateur, nous faisons presque face à un making of.

K. BEN HANIA : Se donner à voir. Oui, je voulais faire un film qui casse le quatrième mur et qui interpelle le spectateur. On voulait raconter une histoire réelle avec les outils du cinéma, c’était une volonté dès le départ.

Les filles d'Olfa
(c) Jour2fête
Les Filles d’Olfa, c’est une histoire très intime au cœur même d’une famille brisée. J’imagine que sur le tournage, toute l’équipe devait être très impliquée. Comment est-ce que vous avez réussi à créer un équilibre… notamment avec la sensibilité et l’éthique de chacun.e ?

K. BEN HANIA : Alors, il y avait des psychologues en amont du tournage. En fait, je savais que ça allait être un film sur l’intime, sur une parole douloureuse, donc j’ai essayé de réduire l’équipe au minimum et à majorité féminine. C’est pourquoi on tourne dans un seul décor, ça offre aussi l’avantage d’avoir une unité stylistique. Avant le tournage, on a fait une réunion où on a essayé d’écrire une sorte de constitution sur notre fonctionnement sur le plateau. Un tournage c’est plein de tension, plein d’égo et de jugement, alors ça nous permettait d’éviter toutes ces choses là. Alors certes, on voit toutes ces filles à l’écran, mais en dehors de ça, c’était vraiment une expérience collective. Tout le monde interagissait, il y avait même des moments où le film m’échappait.

D’ailleurs, à quel point le récit était-il clair dans votre esprit ?

K. BEN HANIA : C’est un documentaire, donc je pars à l’écoute. Ce que j’ai écris, c’était juste pour organiser le tournage. Comme elle m’a raconté toute son histoire, il y avait des épisodes qui me paraissaient très significatifs. Les scènes restent ouvertes pour les laisser raconter, j’étais surprise moi même. J’avais cette intention que j’ai communiqué à tout le monde : « Vous êtes libres de poser des questions, d’arrêter la scène au milieu ».


« Cette année, [Cannes] a pris deux documentaires, six films de femmes, donc quelque chose est en train de bouger »


Dans ce cas, comment s’organisait le tournage exactement ? Vous dirigiez ? Olfa et ses filles aussi ? Les actrices étaient en improvisation continue ?

K. BEN HANIA : Tout. C’était tout à la fois. Je pouvais souffler des choses aux actrices. Chose que je ne fais pas avec les vraies personnes, car ce sont leur vie et leur parole. Mais je pouvais guider les actrices même si je n’avais pas toujours besoin de le faire, elles réagissaient directement. Olfa dirigeait aussi, notamment dans la scène de noce où elle disait : « Moi je lui parle pas comme ça, moi je donne des ordres ».

Finalement les personnages se construisaient en même tant que le récit… Chose qui a été très appréciée à Cannes où vous avez reçu L’œil d’or (meilleur documentaire). Pourriez-vous nous parler de cette aventure ? J’imagine que ça va vous aider pour la distribution du film.

K. BEN HANIA : C’était une très belle expérience. Être en compétition à Cannes, c’est le rêve de chaque cinéaste. C’est mon producteur qui a élaboré la stratégie de sortie, et moi je lui disais que Cannes ne prenait pas de documentaire, ou seulement dans les sections parallèles. Cette année, ils ont pris deux documentaires, six films de femmes, donc quelque chose est en train de bouger. Ça s’est passé plus que bien pour nous, il y a eu un beau bouche à oreille sur place.

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