Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki : La classe ouvrière va au paradis

© Diaphana Les feuilles mortes

Débutée en 1986 avec Ombres au paradis, et conclue en 1990 par le chef d’œuvre La fille aux allumettes, la trilogie du prolétariat vient trouver un écho aujourd’hui, en 2023, avec Les Feuilles mortes. Si la forme et le fond demeure, il ne s’agit pas ici d’une redite nostalgique, mais bel et bien d’un film tout à fait contemporain.

Au carrefour de ses nombreuses influences, principalement françaises et américaines du XXe siècle, Kaurismaki semblait déjà avoir trouvé son style à ses débuts. S’il ne fait que le peaufiner dans Les Feuilles mortes, les quelques pas de côté rendent compte de grands moments de cinéma.

“Deux personnes solitaires se rencontrent par hasard une nuit à Helsinki et chacun tente de trouver en l’autre son premier, unique et dernier amour. Mais la vie a tendance à mettre des obstacles sur la route de ceux qui cherchent le bonheur.”

Alma Pöysti et Jussi Vatanen dans Les feuilles mortes
© Diaphana

Métro, boulot, dodo

Soulignons-le d’emblée, Kaurismaki est un grand filmeur du travail. Non comme simple information scénaristique, mais comme un élément concret de la réalité de ses personnages. L’héroïne du film, Ansa, vogue de métier en métier, telle une intérimaire. Il en est de même pour son pair masculin, Holappa. Avec soin, Kaurismaki nous montre la précarité de tous ces emplois. Qu’ils soient ouvriers, serveurs, ou caissiers, il est avant tout question de choc de matière. L’organique face à la machine. Nombreux sont alors les plans qui confrontent les mouvements humains à ceux métronomiques de la machine, symbole du capitalisme. Mais le choc de matière est également celui entre les personnes, lutte des classes. De cette confrontation, Kaurismaki choisit le camp prolétaire, soumis à cette double autorité, organique et mécanique.

Cependant, nous pourrions lui objecter sa mise en scène des plus formaliste, prenant plaisir à s’adapter au rythme des machines qu’il filme, et à retransposer cette mécanique aux interactions humaines. Mais cela s’explique. L’espace fragmentaire est l’un des composants majoritaires de son cinéma. Il est séparé en trois grandes catégories que rien ne relie : lieu de travail, domicile, et espace de consommation. Il ne s’agit pas comme chez Rohmer, ou Trueba aujourd’hui, que la mise en scène accompagne les déplacements des personnages. Dans Les Feuilles mortes, il n’y a pas d’ailleurs. Le montage elliptique nous amène du lieu de travail, au lit, au bar où l’on consomme, et ainsi de suite ; fragments d’espaces formant le tout. C’est en cela que la forme kaurismakienne s’inscrit dans la peine des prolétaires qu’il filme. Aucune échappatoire à la consommation et à l’exploitation n’est possible, il n’y a pas d’horizon.

Cinéaste cynique, l’extérieur vient alors se loger dans les machines. Ce furent les télés dans d’autres films, c’est ici la radio. Répétant en boucle les mêmes informations sur l’invasion russe en Ukraine, les personnages finissent par l’éteindre, voire, la débrancher totalement. Puisque l’intérieur – synonyme de foyer, espace de consommation et de travail – plonge ses personnages dans un malheur total, la joie des jours heureux est alors à trouver ailleurs.

Alma Pöysti et Jussi Vatanen dans Les feuilles mortes
© Diaphana

C’est une chanson …

Dans ce ballet de machines, partition écrite d’avance, les personnages kaurismakiens peuvent se perdre. Rappelons nous le destin tragiquement bressonien de La fille aux allumettes. Si la mélodie des Feuilles mortes est ressemblante, Kaurismaki passe ici du mineur au majeur. Ou plutôt, il fait coexister les deux tonalités dans le même plan, au sein du même espace. Ses personnages, bien que pantins articulés, sont porteurs d’une grande émotion, où rires et larmes cohabitent. Le secret réside probablement en cela qu’ils ne sont pas conscients, qu’au détour d’un mouvement, ils forment un geste tout à fait romanesque. Ce dernier fonctionne généralement séparé en deux dimensions. Celle intrinsèque au présent du film – les personnages souffrent -, et celle extrinsèque à cette réalité – les positions et les gestes que Kaurismaki impose à ses acteurs, et qu’ils appliquent aveuglément. Avec maladresse, leurs corps rigides se modèlent en référence à Chaplin, Wilder, ou autres grands maîtres du doux-amer. Qu’ils sont touchants, inconscients de leur propre romantisme.

Il s’agit finalement toujours de positions chez Kaurismaki, sociales et spatiales. C’est celles-ci qui réuniront les deux personnages du film. Toujours sans le savoir, ils partagent un corps similaire. Le montage parallèle l’explicitera à de nombreuses reprises. Qu’ils s’agissent des gestes d’asservissement aux machines, ou du repos que cela impose après, Holappa et Ansa occupent la même position. Alors, aussi fatale que le déterminisme, leur réunion devient inévitable.

Car Les Feuilles mortes est porteur d’un lyrisme qui n’avait, jusqu’alors, pas été autant présent dans la filmographie du réalisateur. Se permettant des plans automnales d’Helsinki sous fond de musique classique, le film ouvre un horizon qui contourne les machines. Celui d’une nature estropiée de ses feuilles, mais vivante.

Alma Pöysti et son chien dans Les feuilles mortes
© Diaphana

Les Feuilles mortes ravira les adeptes du réalisateur. Ses grands thèmes s’y rejouent, mais une lueur d’espoir, rare chez lui, se perçoit. Kaurismaki n’est pas naïf, l’amour ne résout rien. Mais, semble-t-il dire, tant qu’à faire, autant le partager.

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