Les Derniers hommes de David Oelhoffen : Aux grands hommes, la patrie indifférente

David Oelhoffen les derniers hommes

Avé César, morituri te salutant, clamaient les gladiateurs à l’empereur. Ceux qui allaient mourir pour des dirigeants pourtant indifférents se rassuraient en invoquant une naïve foi, celle qu’ils ne mourraient pas pour rien. Des siècles plus tard, la donne est toujours la même. Des gouvernements qui n’en ont cure envoient des soldats innocents mourir là où l’espoir n’existe déjà plus. Ce sont Les Derniers hommes. Alors quand il s’agit de la Légion étrangère…

Dernière production de Jacques Perrin, Les Derniers hommes est une nouvelle réussite pour David Oelhoffen, qui développe une filmographie où l’humanité se cache même dans les plus sombres recoins de l’âme. Immense film, résolument pacifiste à un moment de l’Histoire où les conflits se multiplient, Les Derniers hommes est une leçon de cinéma et de politique, au croisement des films de Pierre Schoendoerffer, Arthur Harari et James Gray. Une œuvre, au fond, qui puise dans les enseignements du passé pour devenir résolument actuelle.

“9 mars 1945. L’armée japonaise lance un assaut contre les troupes françaises en Indochine. Traquée par l’ennemi, une colonne de légionnaires déjà affaiblis s’élance au cœur de la jungle pour rallier les bases alliées à plus de 300 kilomètres.”

© Tandem

L’apocalypse, c’est maintenant

En 2014, David Oelhoffen filmait déjà des hommes isolés dans l’immensité des colonies françaises. En proie à une guerre qu’aucun d’eux ne voulait, les personnages interprétés par Viggo Mortensen et Reda Kateb finissaient par choisir la vie, envers et contre tout. Loin des hommes, l’une des plus grandes œuvres sur la guerre d’Algérie, traçait le sillon d’un réalisateur engagé, dans une France qui, du fait du renouvellement des générations et de la montée des extrémismes, tend à oublier les leçons du passé.

Mais dans ce monde multipolaire où la paix n’est plus qu’une monnaie d’échange comme les autres, transmettre la mémoire est d’autant plus indispensable. Et on l’oublie parfois, mais l’Indochine n’est pas entrée en guerre seulement en 1946. Envahi par le Japon, le territoire vivait déjà durant le second conflit mondial des moments terribles. Début 1945, lorsque la France reconquiert petit à petit l’Indochine aux Japonais, une grande famine débute et fait, au minimum, un million de morts.

C’est dans ce tournant de l’histoire indochinoise que David Oelhoffen place son œuvre. Sorte de suite spirituelle de La 317ème section, le film d’Oelhoffen partage avec celui de Pierre Schoendoerffer la personne de Jacques Perrin, qui a produit et surtout écrit Les derniers hommes. Cette fois, le focus est mis sur les étrangers, ces hommes assez fous pour s’engager, de gré ou de force, pour un pays qui n’est pas le leur, dans une guerre qui ne l’est pas non plus, pour ne récolter à la fin que l’indifférence et l’oubli.

The Lost City of V

Filmant presque comme dans un huis clos, David Oelhoffen enferme ses personnages dans la dense forêt vietnamienne pour mieux en dévoiler les fragilités. Composée de bric et de broc, la compagnie s’enfonçant dans la jungle pour rejoindre une base éloignée n’est pas faite pour la guerre. Hauts en couleurs, les personnages de Les Derniers hommes sont autant de tableaux sur lesquels David Oelhoffen et Jacques Perrin peignent leur vision d’un monde résolument cynique et cruel, dans lequel seule la pire des morts, celle de l’inutile, peut faire ressortir l’humanité quand on ne l’attend plus.

À la merci de la nature, la compagnie est montrée de manière poisseuse. La mise en scène d’Oelhoffen prend à rebours celle d’Onoda, le dernier grand film en date sur la Seconde guerre mondiale en Asie, pour faire comprendre l’inéluctable. Là où Arthur Harari sublimait la jungle pour sauver les âmes, David Oelhoffen la salit. Il la filme telle qu’elle est, humide et lourde, car le dessein de ses hommes à lui n’a pas de noblesse. Nul dans la compagnie n’est Onoda, cet homme qui croyait encore se battre pour ses idéaux. Dans l’Indochine de 1945, les légionnaires étrangers perdus dans la forêt ne cherchent qu’à survivre. Et ils le font ensemble seulement car ils n’ont pas le choix.

Au bout du tunnel, le résultat ne sera pas la cité perdue de Z. Ce ne sera pas le paradis. Non, le salut qui attend les derniers hommes n’est qu’oblivion et indifférence. C’est le mirage vert de la 3ème saison de True Detective plus que l’Eldorado de James Gray. C’est, à la fin de toutes les choses, une tentative désespérée d’exister même si personne n’est là pour s’en souvenir.

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Qu’un sang impur

Foncièrement humaniste, Les Derniers hommes ne serait pas pour David Oelhoffen une réussite sans un exceptionnel scénario pour appuyer son propos. Délestée de toute considération extérieure, la trame du film se concentre sur les insignifiants destins des soldats de la compagnie ; et charge au spectateur d’en déduire le message.

Un par un, il devient évident que ces hommes doivent mourir. Tués par les Japonais, par la maladie, la nature ou tout simplement l’incompétence de leurs congénères, ils passent l’arme à gauche pour rien ni personne, et ceux qui leur survivent les oublient vite… jusqu’à que la nécessité fasse cause, à l’image du personnage de Lermiotte génialement interprété par Guido Caprino, qui finit par se faire accepter, et même soutenir de la compagnie quand elle comprend enfin qu’elle n’ira pas loin sans lui, ou alors qu’elle le regrettera si elle l’abandonne. Foutus pour foutus, autant s’entraider pour qu’au moins un s’en sorte. C’est là que le film opère sa plus importante bascule et qu’il devient réellement grand. Quand l’absurdité de la situation fait de l’humanité la seule issue, les débats philosophiques qui s’emparent des survivants poussent à des réflexions si stoïques qu’elles en sont universelles.

Et alors qu’il faut survivre en groupe et que la mort en a déjà trop pris, deux choix s’offrent aux hommes. Le premier est évident : l’union fait la force, alors même le pire des soldats, pire par le caractère, les choix et la nationalité, doit être sauvé. Le deuxième, qui découle du premier, est philosophique. Car si survivre est fondamental, survivre pour raconter l’est d’autant plus. Et qu’importe l’identité du survivant, même celui au sang impur comme le personnage de Lermiotte, tant qu’existe l’assurance que la mémoire perdurera.

Il faut imaginer Sisyphe heureux

Armés de ces certitudes, les derniers hommes de la compagnie élèvent leur mission désespérée au rang d’aventure messianique. Qu’ils s’aiment ou se détestent, ils se sauvent et surtout meurent sans rancune. Dans cette Indochine cruelle, c’est tout ce qui compte. Et cela compte encore plus quand le message n’est pas martelé. Chez David Oelhoffen, l’humanisme débordant du scénario de Jacques Perrin ne passe bien heureusement pas par le dialogue. Il n’en est ainsi que plus beau quand il passe, à l’image cette fois du Onoda d’Arthur Harari, par la musique et la photographie. Électronique en contraste avec le réalisme de la guerre, la composition de Gabriel Legeleux, alias Superpoze, appuie, calmement et par petites touches, une rythmique terriblement belle car résignée, et apporte un sentiment presque élégiaque à l’œuvre.

Donnant le sentiment d’une aventure sans issue, la musique de Superpoze s’allie parfaitement à la photographie de Guillaume Deffontaines. Déjà à l’œuvre dans les précédentes réalisations d’Oelhoffen, Guillaume Deffontaines photographie l’Indochine comme il a fait l’Algérie. D’abord monochrome, verte là où l’Algérie était jaune, l’Indochine de Les Derniers hommes gagne petit à petit en touches de bleu, celui de la longue marche vers la nuit, avant de s’embellir en un jaune orangé qui porte en lui tout le propos humaniste du film.

Ceci jusqu’à une fin presque blanche, qui donne espoir autant qu’elle résigne, faisant comprendre à travers les yeux de Lermiotte qu’en définitive, même si l’histoire de sa compagnie était racontée, elle serait peu à peu diluée dans la grande mémoire de la Guerre. Les générations passant, personne ne se souvient des hommes, derniers ou premiers. On ne garde en tête qu’une mémoire générale qui invisibilise tout au profit d’une décourageante unité de forme. La patrie, comme toujours, finit par être indifférente.

© Tandem

Touchant au chef-d’œuvre, Les Derniers hommes a tout d’un magnum opus pour David Oelhoffen. À la mémoire de Jacques Perrin, qui est mort avant de pouvoir partager le film au public, on peut souhaiter au film un grand succès, tant il le mérite. Et à sa sortie ce mercredi, peut-être que Jacques en aura un sourire, là où il est, probablement accompagné de Pierre Schoendoerffer. Qu’ils partent en tout cas en paix. Arthur Harari et David Oelhoffen reprennent le flambeau. Et de quelle manière !

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