Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne… face à l’inextricable réalité de la guerre, comment réagir si ce n’est par l’absurde ? Avec ce postulat un peu fou, entre Victor Hugo et Jean Anouilh, David Oelhoffen revient avec Le Quatrième mur dans le domaine du film de guerre.
Et si David Oelhoffen était actuellement le meilleur réalisateur français ? Après ses deux chefs-d’œuvre que sont Loin des hommes et Les derniers hommes, la question se pose sérieusement avec Le Quatrième mur, son nouveau film où il tente de décortiquer l’insondable guerre civile libanaise. Ceci à travers les yeux d’un metteur en scène aussi naïf au début qu’il est résigné à la fin, assiégé par une question lancinante dont au fond il a déjà la réponse : que peut l’art face à la guerre ?
« Liban, 1982. Pour respecter la promesse faite à un vieil ami, Georges (Laurent Lafitte) se rend à Beyrouth pour un projet aussi utopique que risqué : mettre en scène Antigone afin de voler un moment de paix au cœur d’un conflit fratricide. Les personnages seront interprétés par des acteurs venant des différents camps politiques et religieux. Perdu dans une ville et un conflit qu’il ne connaît pas, Georges est guidé par Marwan (Simon Abkarian). Mais la reprise des combats remet bientôt tout en question, et Georges, qui tombe amoureux d’Imane (Manal Issa), va devoir faire face à la réalité de la guerre.»
Voyage au bout de la nuit
Dans la très violente histoire du 20e siècle, peu de conflits ont été aussi compliqués que la guerre civile libanaise, tant les factions impliquées étaient nombreuses et les intérêts divergents. Cela, David Oelhoffen le comprend bien. Et au lieu de se perdre dans de vaines explications, il choisit comme dans ses films précédents de laisser la guerre en toile de fond, sourde et menaçante, mais prête à surgir et tuer à tout moment.
Non, au lieu de cela, David Oelhoffen fait le choix de l’absurde. On pourrait penser que Le Quatrième mur est le film de l’importance de l’art contre la guerre. Au contraire. Le propos ici est plutôt celui de la vacuité des espoirs quand la mort domine. En accompagnant le personnage de Georges (magnifiquement campé par Laurent Lafitte) dans ce Beyrouth en ruines, on ne croit pas une seule seconde à ce projet fou de mettre en scène Antigone sur la ligne de démarcation.
En miroir de l’espoir que ressentent les personnages, on pressent avant eux la superbe inutilité de leurs rêves, et on les accompagne à mesure que ceux-ci sont déchus. On les voit, dans un scénario qui brille par son cynisme, devenir peu à peu résignés au-delà de toute espérance. Et c’est là que réside la qualité première du cinéma de David Oelhoffen : dans Loin des hommes, Les Derniers hommes ou Le Quatrième mur, le désespoir est toujours implicite. Il est sous-entendu quand à l’écran les personnages s’accrochent, quand on voudrait leur dire « fuyez, pauvres fous ! » alors qu’ils se battent contre l’immuable cycle de la violence humaine.
La Grande Illusion
Au théâtre, dans la littérature ou dans le cinéma : comment mettre en scène la guerre ? Cette question irrigue depuis plus d’une décennie la filmographie de David Oelhoffen. Avec Le Quatrième mur, il choisit cette fois d’épurer sa scénographie de toute action. Dans ce film, la guerre, c’est la fin des illusions. C’est la naïveté du metteur en scène français face à l’insurmontable division des ethnies libanaises, pour lesquelles Antigone est d’abord une curiosité, puis un espoir, et enfin une résignation comme une autre.
« Ici, tu es obligé de t’illusionner ailleurs », dira l’un des comédiens du film. Cette réplique est parfaitement à propos avec les choix filmiques d’Oelhoffen. Caméra à l’épaule quand l’action s’emballe, mais favorisant de longs plans fixes le reste du temps, son cinéma se concentre comme d’habitude sur les visages et les yeux de ses personnages. Dans ceux d’Imane, l’actrice palestinienne, on voit très vite la raison l’emporter sur l’amour. Dans ceux de Georges, le naïf devenu cynique, on voit la tristesse de voir de si belles gens se déchirer pour si peu.
L’âme n’a pas de couleur
À l’image de ses autres films, David Oelhoffen joue encore avec les couleurs pour penser la guerre. Au bleu jaunâtre de Loin des hommes et au vert blanchâtre des Derniers hommes, le beige grisâtre du Quatrième mur vient répondre. Au début, la photographie de Guillaume Deffontaines, collaborateur désormais régulier du réalisateur, enchaîne différents tons de beige propres à l’imagerie du monde arabe. C’est la vision que s’en fait le personnage principal finalement, lui qui arrive avec l’idée éhontée de rassembler les irréconciliables. Mais à mesure qu’il perd ses espoirs autant qu’il égare son humanité, Georges voit gris. C’est parfois littéral, comme lorsqu’il perd presque son œil dans un bombardement, ou métaphorique, lorsqu’il parcourt hagard et muet les rues de Sabra et Chatila où l’un des pires massacres de l’histoire du Liban fut commis en 1982.
Quand le bleu devient jaune ou que le vert devient blanc, on comprend en Algérie ou en Indochine que seul le temps arrête les guerres, et que les hommes entraînés malgré eux dans ces horreurs finissent toujours par se parjurer pour ne serait-ce que survivre. C’est là tout le savoir-faire de la mise en scène de David Oelhoffen, qui accompagne ici Laurent Lafitte dans une aventure où il commence artiste pour finir bourreau. Il est beige au début quand il croit à l’aspect rassembleur d’Antigone de Jean Anouilh, contre tout bon sens dans ce Liban déchiré. Il est gris à la fin quand c’est finalement l’absurde de cette même pièce qui l’emporte et que le conflit lui fait commettre l’inimaginable alors même que c’est futile et vain.
Bordé d’Anouilh
Dans Le Quatrième mur, les personnages ne cessent de se rattacher à l’art pour ne pas penser à la guerre, ou au contraire pour la justifier. Quand l’un porte haut les répliques mémorables de Jean Anouilh, l’autre déclame impudemment le mythique poème « Demain, dès l’aube » de Victor Hugo en tuant des innocents au sniper. Au milieu de tout cela, Georges cherche à briser le quatrième mur. Il veut s’adresser au Liban mais ne se rend compte que trop tard que le Liban s’adresse en fait à lui, et lui crie de partir avant qu’il ne soit trop tard.
Bien évidemment, Georges ne le fait pas et choisit malgré lui de faire face à la mort. À l’inverse de ce à quoi David Oelhoffen nous a habitués, son personnage finit son périple face à la mort, prêt à la laisser le prendre alors même que c’est la fin la plus évitable. Quand ses précédents héros finissaient par une touche d’espoir, celui interprété si justement par Laurent Lafitte choisit de partir non pas face, comme écrit plus haut, mais finalement contre la mort, comme s’il la défiait.
« Oui, tu vas me prendre, et alors ? » semble-t-il dire. Car quand on a tout perdu, de ses amours à son humanité, que nous reste-t-il au fond si ce n’est un ultime pied de nez à cette Faucheuse qui jamais ne s’arrête ?
L’art contre toute attente et malgré tout
On sort donc du Quatrième mur avec l’étrange idée que l’issue choisie par Georges était la seule possible, alors qu’on la pensait presque absurde, on y revient, une dizaine de minutes auparavant. C’est là une fois de plus la marque de génie de David Oelhoffen, qui donne le sentiment de réaliser un film linéaire alors qu’il est au fond truffé de manipulations scénaristiques et chorégraphiques, destinées à nous faire osciller entre la résignation et le cynisme. Tout ceci pour se convaincre au final que la seule chose qui vaille est l’absurde, dans ce monde brutal et brutalisé dont l’histoire se répète inlassablement.
En quoi Sabra et Chatila est-il différent du Liban en guerre de 2024-2025 ? En rien, vous dirait Georges en brisant le quatrième mur. En rien, semble nous dire Oelhoffen, réalisateur d’un nouveau film massue dans le paysage du cinéma français. Au début de cette critique, nous posions la question un brin provocatrice de savoir si le natif de Ferrol était le meilleur réalisateur français du moment. Ce qui est sûr, c’est que son cinéma, comme celui d’Arthur Harari ou de Giovanni Aloi, bouleverse et questionne l’idée que l’on se fait de ces guerres que la France voudrait ignorer, alors qu’elle y est intimement liée.
Avec Le Quatrième Mur, c’est un nouveau travail de mémoire que nous propose Oelhoffen. Partant d’un postulat quasiment absurde, volontairement naïf et utopique, il achève un constat aussi implacable que nécessaire sur l’inutilité de ces guerres qui ponctuent l’histoire. Une nouvelle réussite.