L’annonce du retour d’Hayao Miyazaki avec Le Garçon et Le Héron, après une décennie d’absence a suscité un frisson de plaisir parmi les fans du monde entier. Chacune des sorties du démiurge japonais est un événement cinématographique en soi, porteur de nouvelles aventures visuelles, émotionnelles et philosophiques.
Alors qu’il était censé prendre sa retraite avec Le Vent se Lève, le « Walt Disney japonais » revient avec une nouvelle histoire après sept années de production et de multiples reports. Le Garçon et Le Héron convoque toutes les obsessions de Miyazaki, avec une tonalité plus grave que ses prédécesseurs. Fait notable, le film n’a, dans un premier temps, bénéficié d’aucune promotion. Ni bande-annonce, ni projection pour la presse, ni publicité dans les médias… ce qui a contribué à accentuer l’excitation à son sujet.
« Pendant la Seconde Guerre mondiale, le jeune Mahito Maki subit une tragédie familiale déchirante. Il doit immédiatement déménager à la campagne, où son père travaille pour une famille d’industriels qui fabrique des avions pour l’armée japonaise. Mahito commence à explorer les paysages mystérieux en toute solitude. Il rencontre un héron cendré qui s’obstine à le suivre et tombe sur une tour abandonnée dans laquelle il pénètre, intrigué. Un monde imaginaire merveilleux et étonnant s’ouvre alors à lui. »
À la croisée des mondes et de la folie des hommes
Insaisissable. Polymorphe. Aussi concret qu’abstrait, aussi léger et profond qu’un haïku. Qualifier Le Garçon et le Héron comme étant dense sur le plan thématique et visuel serait un euphémisme. La scène d’introduction nous donne le ton : la guerre fait rage, et ce sont les citoyens qui en pâtissent. Hommes, femmes, enfants : tous égaux devant la mort et les conséquences qu’elle a sur les survivants. À travers Mahito, c’est la question de la folie des hommes que l’on questionne, et comment un enfant doit apprendre à vivre avec la perte d’un être aimé.
Miyazaki nous plonge dans la tête de Mahito, invitant le spectateur à se mettre à son niveau. À entrer en empathie avec son incompréhension, sa colère. Une colère qui, se manifeste d’autant plus qu’il a l’impression que tout le monde a tourné la page. Les affaires de son père sont florissantes, sa belle-mère Natsuko attend un enfant, et les vieilles femmes qui s’occupent du vaste domaine ont pris Mahito sous leur aile. Il est le seul à être hanté par des visions de sa mère entourée de flammes, l’appelant sans cesse. Cette figure de l’enfant en colère traverse les œuvres de Miyazaki, en particulier Nausicaä de la vallée du vent et Princesse Mononoké.
Héron, petit patapon
Cette première partie de film, contemplative et douce-amère, nous présente le cadre de cette campagne japonaise. Une expérience sensorielle axée sur l’image qui se déroule pendant de longues périodes sans dialogue. Chose qui va être rompue par le fameux héron, moqueur et insolent, véritable élément perturbateur du récit, comme en témoignera sa première apparition. Il s’attachera à tourmenter le jeune garçon avant de lui révéler que sa mère est toujours en vie, et qu’il peut la conduire à elle, par le biais d’une mystérieuse tour dans les bois, près de la maison.
Dès lors, Mahito se retrouve embarqué dans une quête onirique, à travers l’espace et le temps (que l’on pourrait presque jumeler à l’odyssée du Voyage de Chihiro) dans l’espoir de retrouver sa mère défunte mais également de retrouver la trace de sa belle-mère disparue sans explication. Le spectateur est donc entraîné dans une sorte d’isekai – un transport vers un autre monde – où Mahito va rencontrer plusieurs personnages et divers éléments qui se révéleront être des inversions de sa famille et de ses expériences. La mélancolie et la tendresse ambiante de ces mondes, couplée à la multiplicité des symboles/rencontres, offrent plusieurs niveaux de lecture passionnante.
De manière amusante et jamais outrancière, le cinéaste fait des clins d’œil à ses œuvres passées : les “Warawara”, qui sont de mignonnes bulles blanches pourraient être les cousines des “Kodama” présents dans Princesse Mononoké.
Au pays des merveilles, l’animation est reine
Le Garçon et le Héron regorge d’idées visuelles, brouillant allégrement les frontières et les lignes entre l’imaginaire et la réalité, le rêve et le cauchemar. La séquence d’introduction en est la preuve formelle, avec une maîtrise du trait griffonné qui montre le protagoniste courant dans les rues de Tokyo pendant un incendie, dépassant des passants aux visages déformés, relégués à l’arrière-plan et se fondant les ombres de la fumée. Comme à son habitude, il conjugue le merveilleux avec l’horreur avec des visuels éblouissants, des perruches soldats qui consomment de la chair humaine et des goélands mangeurs d’âmes.
Si les films du Studio Ghibli ont toujours été magnifiques (pour la plupart), celui-ci ressemble à un retour sur les rails pour le studio, après la catastrophe qu’était le téléfilm Aya et la Sorcière. D’après son producteur, Le Garçon et le Héron serait le film le plus cher de l’histoire du Japon, devant Le Conte de la Princesse Kaguya qui détenait un budget de 49 millions de dollars.
Sans trancher radicalement avec ce qui a déjà été fait, Miyazaki, Atsushi Okui (le directeur de la photographie) et leurs équipes démontrent encore une fois que le médium de l’animation permet d’explorer et de s’affranchir des normes. Et ce parti pris se retrouve également dans la narration. Bien que l’ossature du film se repose sur deux parties, la structure traditionnelle dite en trois actes n’est pas employée ici, Miyazaki suivant son imagination, de telle sorte que le public ne puisse pas deviner la suite du récit.
Et c’est là que les choses se gâtent.
Ne m’oublie pas, mais ne pense pas trop à moi
À la manière d’Orphée, Mahito va se balader de mondes en mondes dans l’espoir d’achever sa quête, rencontrant toujours plus de personnages et d’obstacles. Seulement voilà : l’imaginaire bouillonnant typique des films du Studio Ghibli se révèle ici être un imaginaire balbutiant. Contrairement à des oeuvres comme Le Voyage de Chihiro ou Le Château Ambulant, où l’euphorie imaginative s’équilibrait grâce une précision méticuleuse à l’égard des règles et du fonctionnement de leurs univers, la plupart des choses qui entoure la substance des personnages se retrouve dévitalisé.
Le parcours de Mahito manque cruellement d’un fil conducteur qui nous guiderait à travers les mondes. Si le héron, ce guide spirituel moqueur et attachant, aurait pu jouer ce rôle au vu de son impact dans la première partie, il se retrouve vite réduit au rang de comic relief dans la seconde partie. Combiné à une narration tout aussi dense, la direction se fait confuse, et peut laisser de côté (un temps) le spectateur qui serait difficilement investi dans un quelconque arc ou enjeu.
Une oeuvre testamentaire
Ce pavé dans la mare ne saurait pour autant entacher la dynamique testamentaire de ce film dont le titre japonais “How Do You Live”, est intrinsèquement lié à la question du deuil, de perte et de la reconstruction. Miyazaki aurait conçu Le Garçon et le Héron pour préparer petit-fils à sa mort éventuelle. Tout comme Le Vent se lève, des éléments autobiographiques sont dressés de par-et-là du récit, que ce soit des parallèles avec la relation de Hayao à sa mère Doya (la séquence lynchienne où Mahito retrouve Natsuko clouée au lit) ou le métier de son père.
À cela s’ajoute une vague inspiration du roman Et vous, comment vivrez-vous ? de Yoshino Genzaburo publié pour la première fois en 1937 au Japon. Les deux œuvres ont en commun le destin d’individus qui naviguent et qui tentent de trouver leur place dans un monde défini par les conflits et les disparitions. La composition sublime de Joe Hisaishi, adjointe à la poésie des paroles de Spinning Globe, thème principal interprété par Kenshi Yonezu, qui condense tout le propos du film avec une sensibilité désarçonnante.
We can be Héron, just for one day
Durant deux heures, Mahito va être confronté à des personnages et situations qui vont remettre en question l’apparente apathie qui se dégage du jeune garçon. En prise avec des conflits intérieurs et des insécurités, Miyazaki va souligner le pouvoir de transformation liée au fait de trouver sa force intérieure, de surmonter des défis personnels et de faire des choix.
Choix qui démontrent que la nouvelle génération est prête à prendre le pas, à entendre les conseils des aînés, mais également à tracer sa propre voie, quitte à abandonner les œuvres construites avant eux. L’actualité récente du studio y fait étrangement écho.
À plus d’un égard, Le Garçon et le Héron fait office de chant du cygne, celui de l’ancienne génération. Hayao Miyazaki offre une œuvre empreinte de son savoir, hybride et empreinte de symbolisme offrant différentes interprétations. En contradiction avec la figure complexe mais attachante de Mahito, on navigue dans un conte pour enfants. Un conte dont le fil rouge est tenu par l’adieu d’un homme, qui observe avec calme et sérénité sa propre mortalité, son héritage et ce qui attend ceux qui viendront après lui. Miyazaki est un créateur dont l’imagination dépasse les frontières de son propre être : aux dernières nouvelles, il se serait remis au travail.