Dans Le Détroit de la faim, film-fleuve qui traverse le Japon de l’après-guerre du Nord au Sud, Tomu Uchida nous raconte les mirages et les inégalités de la modernité, depuis la fange où elle prend racine.
Après avoir cambriolé un notable, après l’avoir assassiné et après avoir incendié sa maison, trois malfrats tentent de profiter de la confusion d’un naufrage et d’un Japon en ruines pour échapper à la police et quitter Hokkaido ni vus ni connus. Commence alors une traversée qui ne s’achèvera que dix ans plus tard.
Sorti en 1965, Le Détroit de la Faim est l’un des derniers films de Tomu Uchida, qui a débuté dans le cinéma muet (comme Yasujiro Ozu), avant de traverser la deuxième guerre mondiale avec un positionnement ambigu, d’abord critique de l’expansionnisme japonais avant d’en faire la propagande (au contraire, par exemple, de Masaki Kobayashi). De ses années d’exil en Mandchourie, dont on ne sait pas grand chose, il reviendra avec le communisme dans ses bagages, et une fibre sociale qu’il développera de film en film, à commencer par son premier succès d’après-guerre, Le Mont Fuji et la Lance ensanglantée. Dans le Détroit de la Faim, il concilie fresque classique et film engagé façon Imamura.
Entre tradition et modernité™
Dès ses premières scènes, qui voient se succéder voix off externe aux visées documentaires et plongée caméra portée dans le chaos d’un incendie qui ravage une ville entière puis d’une opération désespérée de sauvetage en mer, le programme est annoncé : celui d’un film qui va multiplier les régimes d’image, les genres et les points de vue. On est alors en 1965, et c’est un Tomu Uchida pourtant sexagénaire qui tente ici de faire se rejoindre le cinéma d’où il vient et celui qui va lui succéder, le classicisme des années 50 et la fureur de la Nouvelle Vague.
Si le film se déroule clairement en trois actes, aucun n’est circonscrit à un genre précis. Ainsi le polar social à la Kurosawa et le mélodrame mizoguchien s’y rencontreront fréquemment et sans être un brûlot politique (comme pouvaient l’être par exemple certains films de Nagisa Oshima) le propos s’y développe par esquisses, au gré des arrières plans qui dévoilent les tensions politiques et le délitement social de l’époque. Certaines scènes semblent presque échappées d’un film fantastique et d’autres d’un pinku eiga. Pour autant, il n’est suspect d’aucune volonté de faire « somme » et de s’imposer comme pur exercice formel, tant cette hybridation de genres restera cohérente d’un bout à l’autre, donnant toute sa texture et son rythme à un film dont les trois heures passent à toute allure.
Le Cimetière de la Morale
L’histoire débute en 1947, dans un Japon d’après-guerre ruiné et affamé. En guise de protagoniste, et de pierre angulaire du récit, un malfrat hagard, qui semble subir les évènements, et à l’alignement moral incertain : opportuniste presque par accident, généreux et solidaire, et rongé par la peur d’un châtiment dont on ne sait trop s’il serait divin ou immanent. Autour de lui gravitent une prostituée cherchant à échapper à sa condition, et le policier chargé d’enquêter sur le crime.
Si son dispositif scénaristique impressionne, c’est parce qu’il parvient à raconter autant de choses dans ce qu’il montre que dans ce qu’il tait. Et s’il détaille par le menu la destinée de chacun des trois personnages principaux, rien de ce qu’il n’a à dire ne serait dit sans cette ellipse de dix ans. Dix années d’une course à la modernité dont ne sera fait aucun spectacle, indissociable de la faillite morale de son héros, qui se répand en charités sans trop savoir s’il cherche à expier ce qu’il a fait, ou ce qu’il est devenu. Dix années qui nous resteront invisibles car ses transformations intéressent moins Uchida que ses invariants. Et derrière ces trajectoires qui rejetteront les personnages aux deux extrémités de l’échelle sociale, une conclusion amère et qui pourra nous sembler familière, où le seul progrès qui nous est offert n’est accessible qu’au prix d’un déni de solidarité.