Après une poignée d’autofictions et de récits à la première personne, Nanni Moretti met en scène dans Le Caïman (2006) les affres d’un jadis talentueux producteur de série Z interprété par Silvio Orlando, qui financera « malgré lui » un film anti-Berlusconi.
Le Caïman marque la progressive mise en retrait de Nanni Moretti l’acteur, systématique premier rôle de ses précédentes réalisations. Tantôt psychanalyste dans Habemus Papam (2011), puis germain de Margherita Buy dans Mia Madre (2015), le rôle qu’il s’octroie dans Le Caïman constitue une surprise pour le spectateur coutumier de la persona morettienne. Ici, c’est à son ami et collaborateur de longue date Silvio Orlando (pâtissier trotskyste dans Aprile, coach de water-polo dans Palombella Rossa et cardinal Secrétaire d’État Voiello dans le diptyque sériel The Young/New Pope de Paolo Sorrentino) qu’il laisse le champ libre en lui confiant le rôle de Bruno Bonomo, un producteur de série Z dépassé tant professionnellement que dans sa vie conjugale, amené « malgré lui » à produire un film sur – et contre – Silvio Berlusconi.
De la mise en abyme multiple
Le Caïman déjoue dès son introduction les attentes du spectateur par une séquence dévoilant le caractère éminemment réflexif du film. La première scène, s’ouvrant sur un portrait coloré du dirigeant communiste Mao Zedong, est en réalité la dernière séquence du film Cattarate, ancienne série Z à succès produite par Bruno Bonomo, désormais criblé de dettes faute de projets à produire. L’épouse de Bruno, Paola (Margherita Buy) y campe le rôle d’Aidra, tueuse sanguinaire de communistes infiltrée dans une cérémonie de mariage organisé par le Parti – nous gratifiant au passage d’une délectable apparition de Paolo Sorrentino en futur époux assassiné. Le succès de ce film ne suffit plus pour Bruno, qui tente désespérément de relancer son activité avec la production d’un film historique consacré à Christophe Colomb tout en s’évertuant à recoller les morceaux de son couple.
La rencontre avec le personnage de Teresa (Jasmine Trinca) est une étape cruciale dans la carrière de Bruno, qui décide sans même l’avoir lu de produire son projet de film intitulé Le Caïman, portrait à charge de Silvio Berlusconi. Cet évènement souligne une nouvelle fois le caractère réflexif du film, nous plongeant dans l’imagination de Bruno – et, par procuration, de Teresa – lors de la lecture du script, au moyen de scènes remarquables dont la suresthétisation permet de rendre compte des intentions de mise en scène de la jeune cinéaste, qui réalise alors son premier long-métrage.
Métaphore d’une Italie brisée
Par la démonstration des difficultés personnelles et professionnelles de Bruno Bonomo, Nanni Moretti dépeint dans le même temps sa vision pessimiste de l’Italie post-Berlusconi. A l’instar de la société italienne, touchée dans la chair par les scandales et les affres berlusconiens, la famille de Bruno apparaît éclatée, divisée, comme incapable de guérir de ses blessures. La colère et l’anxiété dont témoignent Bruno, ne supportant pas d’être séparé de sa femme qui ne demande qu’à être libre, renvoie à celle du peuple italien profondément impacté par ces longues années de politique berlusconienne.
De même que Bruno s’efforce de remettre sa vie en ordre en s’impliquant corps et âme dans la production du Caïman, Nanni Moretti utilise le pouvoir que lui confère le cinéma pour tenter de réparer un pays en crise. A travers le personnage de Teresa, il dépeint la vigueur des générations futures, qui rejettent catégoriquement la politique de Berlusconi. Sans se départir de la subtilité et de la légèreté qui le caractérise – car Le Caïman n’a en réalité rien d’un pamphlet politique – le cinéaste dresse le portrait d’un pays en quête de reconstruction.
L’acteur et le politique
Dans Le Caïman se pose la question du choix de l’interprète de Silvio Berlusconi. Ce ne sont pas moins de trois acteurs – quatre si l’on compte les images d’archives du Parlement Européen dans lesquelles apparaissent le vrai Berlusconi – qui prêteront ici leurs traits à l’homme politique. L’enjeu du Caïman n’est finalement pas de personnifier Berlusconi au moyen d’un acteur sosie, mais de se focaliser sur la dangerosité de son discours lorsqu’il est débarrassé de ses artifices (son sourire charmeur d’un blanc contre-nature et sa prétendue sympathie). Si le premier interprète de Berlusconi (Elio de Capitani) en délivre une imitation satisfaisante, cette ressemblance s’efface progressivement au fur et à mesure du changement d’acteur principal.
La dernière séquence du film – et dernière séquence du film de Teresa – marque ainsi l’apparition surprise de Nanni Moretti dans le rôle de Berlusconi. Si les propos tenus par le personnage durant la scène du procès sont repris du discours de Berlusconi, ce sont les mots de Nanni Moretti qui résonnent lors du monologue final, lorsqu’il évoque son cancer et sa désillusion à l’encontre de la gauche italienne. En s’offrant le premier rôle de cette fiction, Moretti devient par extension l’acteur principal de son propre film, dont il reprend les rênes le temps d’une séquence magistrale.
En décidant d’incarner lui-même le personnage de Silvio Berlusconi dans Le Caïman de Teresa, Nanni Moretti débarrasse l’homme politique de ses signes distinctifs et permet au spectateur de prendre conscience du véritable poids de son discours. Mais à peine réalisée la portée de ses mots, le personnage disparaît dans le noir, et derrière lui, les flammes de l’insurrection rendent compte des ruines de la politique berlusconienne.
Le Caïman est disponible dans le programme Ciné + sur MyCanal