La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer : C’est arrivé près de chez vous

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Show, don’t tell. C’est l’une des plus vieilles maximes du cinéma, et un excellent outil de différenciation entre les bons et les moins bons metteurs en scène. Avec La Zone d’intérêt, Jonathan Glazer l’illustre parfaitement, dans le plus grand film sur l’Holocauste depuis La Liste de Schindler.

Grand Prix du Jury à Cannes et désormais nommé à l’Oscar du meilleur film, Jonathan Glazer signe un retour triomphal, dix ans après le culte Under the skin. La Zone d’intérêt est l’un de ces rares chef-d’œuvres qui, sans aucun artifice ni spectacle, justifient encore pleinement l’expérience de la salle de cinéma. À sa sortie le 31 janvier, ce sera un événement à ne surtout pas manquer, en particulier en ces temps troublés et troublants où l’intérêt, comme l’indifférence, deviennent des armes politiques.

“Commandant du camp de concentration et d’extermination  d’Auschwitz durant la Seconde Guerre Mondiale, Rudolf Höss (Christian Friedel) occupe un poste central dans le régime nazi. Mais à côté de ce rôle, il faut aussi continuer à vivre, et c’est ce qu’il fait juste à côté du camp avec sa femme Hedwig (Sandra Hüller) et leurs enfants, dans un cadre terriblement idyllique.”

La zone d'intéret
© Bac Films

Près des yeux, loin du cœur

L’époque actuelle le montre. Tant qu’un drame, aussi horrible soit-il, ne se déroule pas devant nos yeux ou ne nous concerne pas directement, il nous devient particulièrement facile de l’ignorer. Au fond, il suffit de ne pas y penser, et la vie peut continuer. Tel est le postulat de La Zone d’intérêt. En amaigrissant volontairement son scénario pour appuyer le propos, Jonathan Glazer dévoile un film de pure mise en scène.

Par ses mouvements de caméra, ses choix esthétiques et surtout le travail sur le son, le film réussit paradoxalement à plus en dire sur la Shoah que ne l’ont fait nombre d’œuvres plus littérales. Du drame inouï qui se déroule en dehors des limites de l’image, on ne devine que des bribes ; le bruit qu’émettent le feu et le charbon, les cris étouffés des déportés, et la couleur grisâtre et orangée de la fumée qui s’élève dans le ciel, dispersant les cendres de l’inhumanité.

“Ici c’est ma zone, reste dans ta zone” – T.Henry

En contraste total avec ce panorama, Jonathan Glazer réalise un film familial, presque romantique. Tout, dans la famille du commandant d’Auschwitz, est fait pour lui faire oublier l’horreur de son travail et, probablement, pour cacher sa vraie nature à sa famille. Du côté de chez Hedwig, les préoccupations sont celles du quotidien. C’est une mère au foyer à l’ancienne, qui pense à son jardin, à emmener les enfants en balade le week-end et à discuter de menus potins avec ses amies.

On pourrait presque se prendre de pitié pour le personnage magnifiquement interprété par Sandra Hüller tant elle paraît insouciante. Il est difficile, et c’est à attribuer au jeu de Sandra Hüller ainsi qu’à la mise en scène de Jonathan Glazer, de savoir si Hedwig contemple réellement et totalement le drame qui se déroule à quelques mètres à peine de chez elle. Et c’est dans ce juste milieu que le film est le meilleur. Si le personnage du commandant compartimente sciemment sa vie privée de son travail, son épouse et ses enfants vivent sans vraiment le savoir, ou sans le vouloir.

Effroyables jardins

Quoiqu’il en soit, et même dans les pires des cas, il faut que la vie continue. L’immensité du crime contre l’humanité qui prend place chez le voisin n’a que peu de poids face aux problèmes de la vie quotidienne.

Une maison et un couple, cela s’entretient. Il faut s’occuper du jardin, contester les mutations non souhaitées, éduquer les enfants. Il faut, en quelque sorte, respirer quand d’autres étouffent, vivre quand d’autres s’éteignent. Dans La Zone d’intérêt, le bonheur se trouve même dans les moments les plus sombres…il suffit de se souvenir d’allumer la lumière.

Trois couleurs : Bleu

Longtemps, les êtres humains n’ont pas été conscients de l’existence du bleu, malgré le fait de le voir tous les jours. Sans mettre de mot sur une chose, peut-on dire qu’elle existe, et qu’on la perçoit ?

Par effet d’extension, peut-on se dire heureux si l’on n’est pas conscients de l’être ? Est-il humainement possible de ressentir de la joie juste à côté du drame ? Avec La Zone d’intérêt, Jonathan Glazer semble avoir fait son choix. Loin des couleurs habituelles du bonheur, la vie d’Hedwig, Rudolf et leur famille est faite de blanc, de vert et de gris. Le blanc pour l’innocence supposée, le vert pour la nature à côté du camp, et le gris pour rappeler le crime. Mais suffit-il d’être innocent et de vivre confortablement pour se dire heureux ?

© Bac Films

Mon voisin le tueur

Pas réellement, est-on tenté de dire à voir le film de Jonathan Glazer. Jamais, dans la vie de la famille Höss, ne voit-on poindre des esquisses de jaune, d’orange ou de rose. Maestria de mise en scène, ce choix de colorimétrie est une partie du scénario en soi, et permet, en application de la grande maxime du cinéma, de montrer sans dire. Dans son jardin, Hedwig voit le soleil en blanc, et même les plantes sont blanchâtres.

Et alors que les cendres grises pourrissent l’atmosphère, l’intérieur de la maison manque de couleur même lorsque les lumières sont allumées. Impuissant ou cynique, Rudolf finit toujours par les éteindre une par une la nuit, en contemplant le vide des pièces qui reflète celui qu’il s’est lui-même imposé dans son cœur.

Le devoir de mémoire malgré tout, et contre tout

À sa manière, Jonathan Glazer a mis en scène l’horreur du nazisme en faisant confiance au spectateur pour la comprendre. Et il sera resté fidèle à son procédé de réalisation jusqu’au bout, jusqu’à aborder la question de la mémoire. En effet, même une vie idyllique à côté d’Auschwitz a un intérêt mémoriel.

Enfin accablé par son travail ou tout simplement fatigué, le personnage de Rudolf devient plus contemplatif à mesure que le film avance. Il est plus songeur, et laisse poindre une infime partie de libre arbitre dans son logiciel de pensée. La propreté et l’aspect rangé de sa vie ne le contentent plus autant qu’avant, et les consignes données par l’appareil nazi forcent la réflexion, sans pour autant amener à l’introspection, évidemment.

Rénovation impossible

C’est là l’occasion pour Jonathan Glazer d’amener un procédé pertinent vu l’architecture du film. Sans rien dire ni montrer, encore une fois, le réalisateur choisir de filmer la mémoire par ses lieux. Si l’on ne voit jamais Auschwitz, le camp n’est pas le seul endroit d’intérêt pour l’Histoire. Il y a aussi toutes ces salles, ces pièces et ces couloirs d’apparence anodins, comme la maison de la famille Höss, où l’horreur s’est décidée.

Aujourd’hui comme durant les années 1940, ces endroits sont restés les mêmes. À la différence près que là où se faisait la terrible Histoire, se déroule désormais la nécessaire et studieuse mémoire.

Dans les mêmes couloirs que foulaient les dirigeants du pire, travaillent désormais des historiens, des conservateurs et des techniciens de surface. Tout passe, bien heureusement, et même le pire. Rien n’est éternel, et c’est la vanité du IIIème Reich d’avoir pensé l’inverse.

Dead Zone

À la fin, comme le montre si savamment Jonathan Glazer, nous ne sommes que poussière. Aux grands hommes succèdent les femmes et les hommes de ménage. Aux criminels succèdent les conservateurs de musée. Aux horreurs succède la mémoire et au tumulte le silence.

Seuls les lieux restent des zones d’intérêt. Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change, racontait Visconti. “Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront seront les chacals et des hyènes. Et tous, Guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la Terre.”

© Bac Films

Grand film, La zone d’intérêt est l’une de ces œuvres pour lesquelles le terme de « nécessaire » n’est pas galvaudé. Dix ans après sa dernière réalisation, Jonathan Glazer s’empare du sujet le plus délicat qui soit pour en faire le plus vibrant des hommages aux victimes de la barbarie et au besoin de ne jamais les oublier ni de réitérer les erreurs du passé. En espérant que ce message soit entendu ces prochaines semaines…

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