La Mort n’existe pas : Entretien avec Félix Dufour-Laperrière

Présenté à la Quinzaine du Festival de Cannes 2025 ainsi qu’au festival d’animation d’Annecy, La Mort n’existe pas est un film aussi théorique que facile à s’approprier.

Questionnements sur la mort, le deuil, l’amour, l’amitié, l’écologie : entre réalité sociale et onirisme visuel, son réalisateur Félix Dufour-Laperrière a accepté de répondre à quelques unes de nos questions.

« Après un attentat raté contre de riches propriétaires, Hélène abandonne ses compagnons et s’enfuit en forêt. Manon, son amie et complice lors de l’attaque, revient la hanter. Ensemble, elles revisitent le choix impossible entre la violence et l’inaction, dans un monde en pleine métamorphose. »

Dans une forêt transformée en jardin, une petite fille vient questionner le personnage principal sur ses réelles motivations et intentions
©UFO Distribution
CINEVERSE : Il y a un côté plastique avec les surcouches, la texture de papier, mais aussi quelque chose de très corporel avec l’attention que tu portes à la représentation du sang. Tu parles aussi de faire du film un conte, quelle est l’idée qui t’as amenée à mélanger tout ça ?

Félix Dufour-Laperrière : C’était le défi de rester dans le registre fantastique du conte, avec une liberté de narration, de structure, de représentation, tout en y faisant vivre la réalité de la violence. Je voulais éviter d’en faire un spectacle, mais qu’elle reste réelle. Alors il y a des séquences où c’est clairement assumé : c’est clair, c’est cru. L’animation permet ça aussi, parce qu’à travers la représentation on créer aussi une distance avec le spectateur, mais j’ai essayé de rester quand même cru, frontal sur les deux séquences d’assaut. Puis il y a aussi les animaux qui amènent une autre corporalité, quelque chose de plus sensible sans être humains. C’est pour ça que je me suis permis aussi plus d’indiscrétions, de jouer avec les viscères.

Et cette espèce d’indiscrétion ça te vient d’où, la représentation de la violence ?

F.D-L : C’est venu du thème du film. Je suis quelqu’un d’assez pudique à la base. Mais par exemple, dessiner des arbres c’était assez terrible, pour remplir le décors. Moi je ne savais pas comment faire, j’ai du apprendre pour le film. C’est très strict comme dessin, c’est encombrant, ça se voit d’ailleurs, j’essaye de m’en débarrasser un peu, les faire sortir du cadre. Mais bon, les thèmes abordés ont imposé une forme de violence que je en voulais pas éviter non plus. Puis il y a aussi la stupeur, que vivent les assaillants comme les victimes. C’est quelque chose de disruptif, toute cette violence, et je voulais exprimer ça.


 » Je suis plutôt quelqu’un du mouvement « 


Le film parle beaucoup, c’est assez théorique mais, animation oblige, il y a beaucoup de recherches visuelles. Tu as d’abord pensé le film de manière plutôt littéraire ou visuelle ? 

Félix Dufour-Laperrière : Je suis vraiment d’abord un cinéaste d’animation, donc même quand j’écris mes scénarios j’ai une image en tête, souvent des formes, une bonne idée de la technique, en fait. Il y a des pistes visuelles qui peuvent évoluer, changer au fur et à mesure, mais c’est assez précis dans ma tête. C’est un des moteurs de mon écriture : je ne suis pas quelqu’un du récit, plutôt quelqu’un du mouvement. Je considère les films comme des espaces mentaux. Quand je pense à un film, c’est des mots, des idées, des images dans un espace. Après c’est le spectateur qui se le ré-approprie, qui le réarrange.

Tu parles d’être avant tout un technicien, et justement on peut remarquer que certains grands cinéastes se définissent avant tout comme des techniciens, qu’est-ce que tu en penses ? 

F.D-L : Je n’ai pas vraiment d’opinion. Mais ce qui est paradoxal, c’est que la technique est à la fois essentielle et insuffisante. C’est pas la technique qui fait le film, mais il doit y avoir une justesse technique. Ce n’est pas l’ampleur des moyens qui définit le film, ni son ampleur ou sa puissance, c’est sa justesse. Moi je viens de ce cinéma là, des essais documentaires, du cinéma expérimental : il y a toujours un aspect technique, mais c’est sa justesse qui fait le film. Alors, nous en animation on se fait plaisir. On dessine, on fait bouger les choses.

On a déjà eu la chance de s’entretenir avec Mathilde Bédouet pour son court-métrage Été 96. Elle nous expliquait porter son attention avant tout sur l’image en elle-même, qu’on puisse admirer chacune d’entre elle indépendamment. Tu serais plutôt à construire dans le mouvement que dans l’image ?

F.D-L : Oui, et puis ce film en particulier à été pensée sur le contraste entre la fixité et le mouvement. Les personnages qui bougent et les statues immobiles, la nature et le construit. L’animation a été aussi pensée pour bousculer la fixité, on y fait bouger ce qu’on fait. Et il y a aussi une organisation, de l’organique, les choses sont circulaires, elles se déploient en même temps. Je l’avais vraiment conçu comme une palette de couleurs à la base. J’avais une quarantaine de peintures que j’avais triées, qu’on voit d’ailleurs dans le film, qui ont été utilisées pour colorer. Puis à partir de cette palette, on a structuré l’ensemble du film, et les séquences du film ont des sous-palettes, plus restreintes.

Hélène et Manon tentent de discuter après l'attaque, mais le dialogue semble être bouché, personne ne se comprend plus par-delà les frontières de la mort
©UFO Distribution
Tu as parlé pendant le festival de vos inspirations, des peintres québécois. Cette palette elle en est inspirée ? 

Félix Dufour-Laperrière : Elle dialogue avec. J’aime beaucoup la peinture pour ce qu’elle permet de vivre. Quand je regarde une peinture impressionniste du début XXe, ça vient avec un contexte, une histoire, quelque chose de sociologique et politique. C’est un système de référence, une peinture. Même chose pour les abstractions rouges des années soixante, ça vient avec un bagage politique, artistique. J’avais une liste de références en tête, et je me suis restreint à faire une sorte d’économie des peintres qui m’inspirent, de voir comment je pouvais entrer en stratégie avec elles et eux. C’était vraiment un des moteurs de la construction du film. J’ai puisé dans l’abstraction, je voulais jouer avec les couleurs.


« Je suis là pour essayer de décloisonner cette image de l’animation »


Si je te disais que je te considère plus comme un artiste que comme un cinéaste, que me dirais-tu ?

Félix Dufour-Laperrière : Ça me convient très bien, mais je fais du cinéma. Je suis d’abord un cinéphile, puis je me considère comme cinéaste d’animation. Alors j’ai fait du documentaire, des films qu’on dit plutôt expérimentaux, mais j’ai l’impression que mon « chez moi » c’est plutôt l’image animée, c’est avec ça que je réfléchis le plus dans sa mécanique, son expression. Je suis très heureux d’être dans ce monde là.

Au-delà du prestige d’être au Festival de Cannes en tant qu’artiste, je suis là pour essayer de décloisonner cette image de l’animation, proposer de la mise en scène animée, du dessin, de la peinture, de l’abstraction. L’animation ce n’est pas un genre, mais il y a quand même une culture de l’image spécifique, des possibilités de mise en scène plus spécifique. Ça me réjouit beaucoup de sortir de ce monde pour proposer cette mise en scène à une cinéphilie plus « générale ». Quand on va à Annecy, tout le monde se connaît, les spécialistes le sont vraiment, ils savent sur quel logiciel on a travaillé.

Carrément, au logiciel près ? 

F.D-L : Ah oui, des fois ils te sortent la version : Harmony 11.3, c’est terrifiant. Enfin je blague, mais c’est pour dire… dans le cinéma d’animation il y a une expressivité de mise en scène qui est géniale à partager avec des cinéphiles plus généralistes.

Tu parles du fait que tu pars de l’image : est-ce que l’image est forcément en mouvement ou elle peut être fixe, ça t’intéressait de la travailler ? 

Félix Dufour-Laperrière : J’y pense souvent, mais j’y arrive pas. Déjà, je fais des films donc je n’en ai pas forcément le temps, mais du coup je n’ai pas beaucoup de pratique. Je ne peins pas. Pour faire des images fixes, il me faudrait une porte d’entrée. L’image mouvante a quelque chose de vivant, elle évolue. Mais j’adore celles et ceux qui sont capables de fabriquer une image et d’être celui qui la regarde.

Et surtout, pour moi, les plus grand techniciens de l’image, du dessin, ce sont les animateurs.

F.D-L : Ah mais ils sont extraordinaires les animateurs. Mon équipe est excellente. Tous et toutes ils sont excellents, intelligents, dévoués. Faut imaginer, toi tu connais l’animation, mais ceux qui ne connaissent pas, il faut comprendre ce que c’est s’assoir pendant trois ans, quarante heures dans la semaine, pour dessiner le film de quelqu’un d’autre. Et le faire avec intelligence et exigence. On est une équipe très soudée, mais même avec tout ce talent on sort du film, on est épuisés.

Est-ce qu’un film d’animation, ça ne se partage pas encore plus ? 

F.D-L : Oui, il faut être très honnête : l’équipe met beaucoup du sien dans le film. Donc le résultat relève beaucoup de son équipe de fabrication. Moi j’écris, je chapeaute, mais il y a beaucoup du talent et de l’intelligence de l’équipe dans le film. Je conçois mon travail comme étant celui qui tranche, mais faut que ce soit la meilleures idée qui gagne. En plus de ça, on est une équipe de 25-30, on a le temps de discuter, en trois ans. Parfois on peut se tromper, aussi.

Le film est assez évidemment politique, dans le dossier de presse tu parles de tes enfants. Souvent on entend ce cliché disant que le cinéma d’animation est fait pour les enfants. Alors je me demandais, l’éducation politique passe-t-elle aussi par le cinéma d’animation, voir plus que par le cinéma en prise de vues ? 

F.D-L : Ça serait passionnant, mais je pense que l’éducation au monde passe par le cinéma. Moi, il y a beaucoup de choses que j’ai connu d’abord par le cinéma. Que ce soit des pays étrangers, des conflits, des formes d’altérités. Mais j’aimerais, avec ça, qu’on revienne au dessin. Par quelle bêtise inouïe les gens pensent qu’il n’y a pas d’intelligence dans le dessin ? Un beau dessin c’est à la fois au-dessus et au-dessous du langage. Donc le dessin comme le cinéma d’animation, c’est très bête de le réduire à son caractère enfantin. Comme la couleur : qui serait assez bête pour que la couleur c’est un truc d’enfants ? C’est au centre du monde, la couleur ! Un beau rouge, un rouge qui fait vivre quelque chose c’est intelligent, c’est sensible, j’y crois et j’aime la peinture pour ça aussi. L’intelligence picturale qu’il faut avoir pour placer un beau rouge au bon endroit !

Devant un immense et terrifiant loup qui semble fait d'or, Hélène semble figée, observée, mais par quelque chose d'invisible, d'autrement plus grand et plus menaçant
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Donc on peut dire que votre cinéma, c’est une intelligence colorée et du mouvement. Tu le définirais comment sinon ?

Félix Dufour-Laperrière : J’espère! Mais sinon, je le dirais… évolutif. À chaque film je change de dispositif, je vais chercher dans la technique. à la fois parce que je suis pas un grand technicien, mais aussi parce que c’est bien de préserver cette incertitude. Il faut conserver le caractère évolutif du film, prendre des risques, il faut qu’on y découvre quelque chose, et qu’on s’amuse aussi en le faisant. Je me sens assez peu maître de la chose, c’est mon quatrième long-métrage, mais ç’aurait pu être le premier. Et pour mon prochain, j’espère que ça sera la même chose.

Donc, quand tu finis un projet, tu ne sais pas à quoi ressemble le prochain.

F.D-L : En fait, le prochain est déjà écrit, donc je sais à quoi il va ressembler, mais ça sera très différent, et je veux que ce soit très différent. Ça sera animé sous la caméra, au fusain, ligne claire numérique. Puis toute l’animation de décors sera fait sous la caméra. J’ai essayé aussi de l’emmener là où je ne suis pas très à l’aise, avec des récits imbriqués, un vrai scénario très narratif. Je m’y astreint, on verra si ça réussit.

Avec les propositions qu’on a eu récemment dans le cinéma d’animation, est-ce qu’il y en a une qui t’a marquée récemment ? 

F.D-L : C’est une bonne question. Je dirai La jeune fille sans mains de Sébastien Laudenbach. C’est très beau, très exigeant mais quand même accessible, c’est très animé ! Ça relève vraiment du dessin, c’est une belle porte d’entrée pour l’actualité du cinéma d’animation.

Mais aussi, ce que tu as dit tout à l’heure sur la nature, les animaux, ça m’a fait pensé à Frédéric Back…

Félix Dufour-Laperrière : Ah bah oui, c’est mon enfance ! J’ai grandit avec, je le regarde de façon très régulière. Puis il y a une culture de l’image animée très spécifique au Québec parce qu’il y avait l’ONF, avec son versant plus expérimental, puis son versant très auteur, autour de ses auteurs. Puis notre cinéma est fait de ça, de cette tradition du cinéma d’animation de l’ONF, puis du cinéma documentaire assez direct, une fiction assez alternative, inspirée de la nouvelle vague. Donc j’ai l’impression que ce qu’on fait dialogue plus consciemment avec le documentaire.

Et dans les travaux de Frédéric Back, il mettait en avant la diversité de la nature, car il disait que c’était comme ça qu’on éduquait le mieux les enfants à sa beauté, ça ressemble à ce que fait La Mort n’existe pas. La diversité vient d’abord du groupe, ou l’inverse ?

F.D-L : J’ai commencé avec Hélène, puis Manon, qui lui ressemble un peu, à cause des économies qu’on a du faire. Puis Hélène est métisse, aussi parce que ma famille est métissée, ma compagne et mes enfants le sont, je conçois l’avenir comme métissé. C’était au cœur du projet, l’actrice qui la double aussi l’était. Ensuite sont venus les autres personnages, mais c’était aussi très évolutif. J’avais dessiné les premiers modèles, les premières poses, puis quand on a fait les rotations, qu’on a placé les mécanique, beaucoup de choses ont bougées.

Finalement, est-ce que tu t’es amusé à faire le film ? 

Félix Dufour-Laperrière : Beaucoup ! Mais ça a été aussi très exigeant. Ce sont des machines assez importantes : je produit aussi, c’est une société que je partage avec mon frère, donc c’est une vraie responsabilité. Les gens avec qui on travaille, faut qu’ils soient heureux, qu’ils soient bien, qu’ils se sentent respectés. Je recommence, je m’y remet, mais c’est à la fois réjouissant et épuisant. Mais en toute honnêteté, le présenter à la quinzaine, ça donne l’énergie de faire table rase de tout ça, de recommencer, c’est très joyeux.

– Entretien réalisé durant le Festival de Cannes 2025

Notre critique de La Mort n’existe pas

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