Se penchant sur une figure monstrueuse, La Disparition de Josef Mengele, réalisé par Kirill Serebrennikov, met la lumière là où il n’y a que l’ombre. Emphase sur l’ange de la mort d’Auschwitz, pour une histoire dont on aimerait, vraiment, qu’elle soit terminée.
Quand on parle du monstre, on se figure quelque chose de grand, puissant. Une figure mythique qui donne des frissons et fait froid dans le dos. Pourtant, même Nosferatu, sous ses imposants vêtements, n’est qu’un corps, une peau chétive posée à même des os malades. Les monstres ne se cachent pas avec des écailles ou un souffle de feu, mais derrière un bureau, et de la paperasse, où chaque numéro est une vie à voler.
« Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Josef Mengele (August Diehl), le médecin nazi du camp d’Auschwitz, parvient à s’enfuir en Amérique du Sud pour refaire sa vie dans la clandestinité. De Buenos Aires au Paraguay, en passant par le Brésil, celui qu’on a baptisé « L’Ange de la Mort » va organiser sa méthodique disparition pour échapper à toute forme de procès. »

Docteur Maboul
Le grain fin, la chemise boutonnée, les lunettes noires, c’est comme ça qu’avance tant le film que son protagoniste : maîtrisé. Habitué au traitement de la figure historique, Kirill Serebrennikov accole à La Disparition de Josef Mengele les tares de ses personnages. Ici, un médecin orgueilleux, triste et fier, complexé jusqu’à l’os et obsédé du paraître. On connaît le goût de l’ordre qu’avait le Troisième Reich, et le film comme Josef lui-même vont l’appliquer jusqu’à s’y perdre. Encore assurée par Vladislav Opelyants, habitué des travaux du réalisateur, la photographie est d’une telle propreté qu’elle en devient sale. Comme les blocs opératoires de l’ange de la mort d’Auschwitz, une telle clarté renvoie d’abord à ce qu’elle cache. La crasse, les cris, l’horreur.
En miroir de La Zone d’intérêt, le seul passage en couleur du film se passe durant les heures de gloire du docteur Mengele. Une époque bénie pour lui, où il s’adonnait à l’expérimentation médicale sadique. Sur des détenus comme sur sa femme, il mélange ses souvenirs en une danse de plusieurs corps, où il est intéressant de remarquer que la découpe médicale d’un déporté, froidement assassiné, lui revient de la même manière que le sexe avec sa femme d’alors. Mengele est un ogre qui utilise le corps pour sa propre faim, et dont les regrets viennent, comme les crampes, trop tard, pour mieux être oubliées à la seconde où la douleur disparaît.
M le Maudit
À travers la détestable figure de Josef, Serebrennikov s’éloigne du travail original du livre d’Olivier Guez. Ce dernier tenait plus de l’histoire romancée, superbement narrée, qui avait plus attrait à un style bâtard du documentaire et du procès. Le film, lui, se permet une relecture toute aussi bien renseignée, mais redirigée.
Rien qu’à l’ouverture, nous sommes projetées non pas dans la vie de Mengele, mais dans sa mort. Il n’est plus qu’un squelette, sur la table en inoxydable d’une salle de classe : Mengele n’est plus, plus qu’un tas d’os, un anti-corps dont on se sert. Réifié dans sa mort, comme lui-même l’a fait toute sa vie durant.
Charydbe et Scylla
On ne nous présente pas notre personnage principal comme quelqu’un ayant vécu, mais comme quelqu’un de mort, ce qui est une différence fondamentale. En anéantissant sa puissance vitale dès la première scène, il ne nous apparaît plus comme ce scientifique froid et méthodique qu’il tente d’être tout le film durant. Ainsi, ce qui, dans le livre, met quelques dizaines de pages à être posé, nous est ici asséné : Josef Mengele est une figure du passé, et de ce fait, une figure.
Torturer le vieux docteur moustachu tout le film, le faire souffrir malgré son tempérament infect, pourrait avoir comme effet de l’humaniser. Et pourtant, c’est un émissaire du vrai monstre, celui qui surveillait hier les camps de la mort comme il surveille aujourd’hui les entrepôts de distribution ou les usines de textiles de Xinjiang : la bureaucratie. Mengele n’est pas le vrai monstre que lui-même pense orgueilleusement être. Mengele n’est qu’une petite vis dans la machine bureaucratique nazie, une position qui lui est rappelée lorsqu’il rencontre Eichmann – qui ne se soucie même pas de lui. Il ne fait qu’utiliser la déshumanisation logistique des humains, écrasés par la machine bureaucratique du Reich. Il ne tue pas des gens, même pas des Juifs, il ne blesse personne : il analyse un spécimen, il barre un chiffre.
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Là où l’histoire de Mengele est intéressante, c’est surtout dans sa fin. On aime les grandes punitions, les tribunaux internationaux ou le procès de Nuremberg. Et ici… non. Mengele est mort, vieux, fatigué, triste, perdu, mais il est mort sûrement sans regrets. Il n’a jamais fait face aux victimes, n’a pas été confronté. C’est un parasite qui a, toute sa vie, vécu du malheur et de la force des autres. Il meurt en 1979, sur plage brésilienne, entouré d’amis.
Mengele était une figure terrifiante pour les déportés, et l’est d’autant plus dans notre monde moderne, où l’engeance des monstres contemporains peut se donner à cœur joie à ses basses oeuvres, sans être inquiété par une justice trop fatiguée pour abattre son bras.

