Après l’oubliable La Tour Sombre (2017) tourné outre-Atlantique, le réalisateur danois Nikolaj Arcel fait un retour aux sources réussi avec l’émouvant King’s Land, présenté en compétition à la Mostra de Venise 2023.
Si on passe volontiers outre La Tour Sombre, il est bon de rappeler que Nikolaj Arcel nous a enchanté en 2012 avec Royal Affair, romance danoise captivante qui met en vedette Mads Mikkelsen (La Chasse, Drunk) et Alicia Vikander (Ex Machina, Danish Girl) en amants maudits. Réunis pour une deuxième collaboration, Arcel et Mikkelsen font à nouveau mouche dans King’s Land, fresque historique complexe aux multiples lectures flirtant avec le genre du western, à découvrir sur Canal+.
« Danemark, 1755. Le capitaine Ludvig Kahlen (Mads Mikkelsen) part à la conquête d’une lande danoise réputée incultivable avec un objectif impossible : établir une colonie au nom du roi, en échange d’un titre royal. Une ambition bornée que Frederik De Schinkel (Simon Bennebjerg), l’impitoyable seigneur de la région, cherche sans relâche à étouffer. Le destin de Kahlen est alors en jeu : son entreprise lui apportera la richesse et l’honneur, ou lui coûtera la vie… »
Once Upon A Time in Jutland
Au gré de son récit, King’s Land distille tous les ingrédients courants du western vengeur. En effet, les personnages principaux sont de prime abord les archétypes même du genre : un antihéros charismatique, un vilain tyrannique et une femme déserteuse à protéger. Ces protagonistes antipodiques se retrouvent alors scindés en deux camps, qui n’ont de cesse de s’affronter. Quant au cadre géographique, il met en lumière les immenses landes inhospitalières et indomptables du Jutland, péninsule formant la partie continentale du Danemark, qui ne sont pas sans rappeler les paysages désertiques que traversent les grands héros qui peuplent les westerns outre-Atlantique.
On comprend pourtant ensuite que Nikolaj Arcel utilise les codes bien huilés du western afin d’offrir une dimension supplémentaire bienvenue à ce drame classique mais jamais ennuyeux, qui trouve sa source dans le roman The Captain and Ann Barbara d’Ida Jessen paru en 2020. Par ce choix de mélange habile des genres, King’s Land, qui aurait pu être une énième fresque historique à mettre aux oubliettes, parvient à sortir remarquablement des sentiers balisés du film en costumes. Sans jamais « américaniser » sa mise en scène, le réalisateur offre une atmosphère captivante aux multiples influences pour mieux faire monter la violence, la haine et la tension au sein de son récit vengeur dicté par la volonté sans faille d’ascension sociale de son personnage principal.
Onions Men
Tel un oignon, King’s Land laisse apparaître par petites touches les différentes couches de complexité qui se camouflent en chacun de ses personnages. Nikolaj Arcel part d’archétypes bien connus pour développer des relations entre les protagonistes bien plus profondes que ne le laisse présager la première partie du film. Le capitaine Kahlen, brillamment interprété par Mads Mikkelsen, est d’abord présenté comme un homme monolithique bourré d’ambition, méprisé par les puissants et prêt à tout pour cultiver les premières pommes de terre danoises. Sa quête de reconnaissance se heurte aux rapports de pouvoir et à son rapprochement avec les laissés pour compte de la société, laissant éclater la fragilité bouleversante du personnage. Le titre original du film, Bastarden, offre par ailleurs une lecture supplémentaire aux desseins de Kahlen. Fils illégitime d’une servante et d’un riche propriétaire terrien, l’obsession d’ascension sociale de Ludvig prend une tournure plus sinueuse et impactante. En s’opposant ardemment à De Schinkel, il fait de l’aristocrate voisin son pire ennemi, rival auquel il aspire pourtant à ressembler.
Frederik De Schinkel, génialement campé par l’inconnu au bataillon Simon Bennebjerg, se révèle quant à lui être le moins écrit et intéressant du lot. Coincé dans la peau d’un antagoniste pourtant parfait pour l’occasion, il frôle malheureusement souvent le stéréotype du grand méchant. Face à lui, on retient plutôt l’écriture évolutive et passionnante du personnage d’Ann Barbara, incarné par l’hypnotique Amanda Collin (inoubliable Mère de Raised by Wolves). Jamais relayée au rang de personnage-féminin-papier-peint, son importance ne fait que croître au fil de l’intrigue. Une exposition opportune qu’il est important de saluer dans ce genre de fresques historiques dominées par des héros masculins.
Une fresque ironique visuellement saisissante
King’s Land appuie par ailleurs les différentes strates de sa narration grâce à une mise en scène éblouissante. Le directeur de la photographie Rasmus Videbæk (déjà derrière la photographie élégante de Royal Affair) nous livre des plans aussi sidérants que mémorables en lumière naturelle, capturant avec brio l’implacabilité de la nature, les saisons, les intérieurs peu éclairés comme les extérieurs en pleine nuit. Certaines séquences, notamment dans la dernière partie, laisse éclater la violence physique jusqu’alors enfouie des différents personnages avec une maîtrise aussi fascinante que dérangeante. Un plan séquence nocturne d’attaque autour d’un feu de camp ne laisse pour exemple aucunement de marbre, et hante longtemps après visionnage.
Bourré de nuances, King’s Land parvient à surpasser son petit côté académique pour mieux laisser éclore sa profondeur psychologique et émotionnelle. Le film propose une réflexion intense et ironique sur l’existence par le biais de ce capitaine sans-grade taciturne et de sa quête effrénée pour un titre aristocratique et une fortune hypothétiques. Immersif et âpre, le film de Nikolaj Arcel interroge également les notions de brutalité, de haine, de désespoir, mais aussi la capacité de destruction de l’Homme. Une fresque complexe à l’écriture ciselée et rondement menée, dont on ressort en méditant longuement, terrassés par ce drame épique au récit finalement bien intemporel.