La sortie chez Artus Films d’un Jeanne d’Arc de 1935 réalisé par Gustav Ucicky dans le contexte allemand d’un cinéma national de propagande nazi est l’occasion de découvrir un film inédit, et qui nous permet d’interroger l’usage d’un mythe français à des desseins idéologiques dans et hors de nos frontières.
En 1935, sous le Troisième Reich, sont diffusés dans les salles allemandes deux films réalisés par les cinéastes « officiels », précautionneusement choisis par Goebbels pour accointance idéologique entre les artistes et le régime. Le premier est le Triomphe de la volonté, le mythique film de propagande connu et sur-commenté de la réalisatrice Leni Riefenstahl, effectivement nationale-socialiste malgré des démentis jusqu’à ses derniers jours (voir l’excellent documentaire de Michael Kloft, Leni Riefenstahl, la fin d’un mythe, diffusé en France sur Arte l’hiver dernier, et qui revient sur son active participation à la réussite du régime nazi dans les années 1930 et les mensonges de la réalisatrice tout au long de sa vie). Le second, Jeanne d’Arc (Das Mädchen Johanna), d’abord interdit en France puis porté disparu jusqu’au dernier tiers du siècle, est à ce titre bien moins connu – de mémoire des cinéphiles de l’avant-guerre non plus, puisque jamais diffusé sur notre territoire et n’ayant rencontré aucun succès malgré sa diffusion massive dans l’Europe fasciste. L’oubli est autant rétrospectif : mal commenté et peu connu, il est possible que le film souffre aussi d’être au visionnage bien moins « explicitement nazi » que son collègue cité ci-avant, documentaire de propagande d’État sur le second congrès Nuremberg et qui s’ouvrait croix gammée toute dressée sur l’historique aigle austro-hongrois.
Au sujet d’un film témoin de sa propre histoire
Il y a plusieurs intérêts à revenir, aujourd’hui, sur un tel film. Au regard, d’abord, de très succinctes considérations sur l’industrie cinématographique, qui se comprend aussi en tant que produit ou reflet plus ou moins habile et conscient de son époque – d’autant plus exacerbé dans un contexte dans lequel les artistes et techniciens sont tout entièrement mis au service d’une idéologie, créant des restrictions qui peuvent participer à la construction d’idiomes uniques. (« Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense » écrivait Baudelaire dans une lettre, notant son rapport à la contrainte poétique du sonnet.) Dans la logique de construction de l’identité visuelle du régime nazi, l’usage des images de cinéma était une évidence : c’était un art jeune, extrêmement populaire, et le public n’avait pas encore acquis une logique de défiance, de recul critique face aux images, rendant d’autant plus aisé et moins subtil toute tentative de manipulation. Hitler était un cinéphile notoire, et Goebbels, parce que responsable de la propagande au sein du régime, était le deux ou troisième homme du pouvoir, témoin a minima de l’importance donnée aux images au cours des douze années du Troisième Reich.
C’est à ce titre qu’il est difficile de faire de la nomination de Gustav Ucicky au titre de réalisateur officiel du Troisième Reich comme le seul fruit d’une entente idéologique. Il semble plutôt qu’Ucicky fut un technicien particulièrement doué, choisi au regard de son travail en tant que directeur de la photographie – un œil de photographe qui se manifeste particulièrement dans un film dont l’image semble être la seule qualité significative. Il n’est pas étonnant que pour ce film le cinéaste s’entoure notamment du technicien Walter Röhrig, qui a signé des décors pour Murnau ou Pabst, et plus significativement pour Le Cabinet du Dr Caligari.
Apprécions l’effort fourni sur la restauration du film, sans bavure aucune, et qui a eu l’intelligence de conserver les traces de son histoire, notamment au détour d’une très rapide scène qui témoigne du montage entre les différentes copies ayant servies à cette mouture-ci. (C’est l’apparition des sous-titres d’une copie anglaise incrustés à l’image, détail qui aurait pu être sans problème effacé par son passage au numérique, mais qui a été conservé, faisant contre-pied à une tendance inverse qui préfère réviser l’histoire plutôt que de la discuter, la commenter ou la mettre en relief. Et nous rappelle l’importance du support physique, seule certitude mémorielle et face à la pérennité des films que le numérique menace souvent de contrôler, modifier, et altérer.) Das Mädchen Johanna aujourd’hui visionné prend un air de film-palimpseste, qui témoigne de son histoire à la manière dont certaines anciennes églises sont restaurées en laissant visible les traces du passage du temps.
La mythification de Jeanne d’Arc
La figure de Jeanne d’Arc, en France, a une coloration conservatrice dans notre paysage politique actuelle, réactionnaire parce que commentée et gangrenée par l’extrême droite – une spécificité d’ailleurs bien française puisqu’il semblerait bien que le personnage Jeanne d’Arc soit au service d’une pluralité d’opinions bien plus vaste à l’étranger, et la centralisation de débats identitaires souvent nauséeux autour d’elle est une histoire aussi récente que stérile. Plus intéressant peut-être est de voir comment la personnalité historique Jeanne d’Arc a été faite mythe, avec tout ce que cela implique de falsifications ou arrangements avec son histoire, mais surtout d’extrapolations de symboles ou de détails très variables en fonction de la façon dont le personnage est invoqué. La linguiste Lorella Sini, dans un article qui historicise la figure de Jeanne d’Arc dans le contexte des national-populismes en général et dans les éléments de langage du Front National en particulier, développe la façon dont s’est construit une « figure essentialisée » au travers de « faits légendaires » : « Le discours en l’honneur de Jeanne d’Arc est parsemé de considérations incantatoires, déliées de tout ancrage énonciatif, sur lesquelles il n’est permis d’exercer au citoyen d’aujourd’hui aucun travail d’analyse mémorielle. » Il n’est pas étonnant, et d’ailleurs bien heureusement, que la jaquette de l’édition du film chez Artus ne fait pas du film une proposition historique mais bien d’un « récit fondateur », intégrant le film dans une anthologie sur les « histoires et légendes d’Europe ».
Cet usage idéologique, dans le contexte particulier du film de Ucicky, revêt de plusieurs aspects. L’acte guerrier n’est pas montré en tant que tel, l’actrice Angela Saloker n’étant pendant tout le film qu’un porte-étendard hyper-émotif, et lors des scènes de bataille toute l’action se construit autour d’elle sans que rien ne semble la brusquer. Il y a dans le film une réduction permanente du personnage de Jeanne d’Arc à sa symbolique, celle-ci n’agissant sans aucune volonté propre puisque son corps ne semble qu’être l’extension de ce que Dieu met au travers d’elle. Jeanne n’a dans le film aucune capacité ni guerrière ni intellectuelle, et est auréolée d’une irritante naïveté qui rend incongrue chacune de ses apparitions à l’écran. Elle est faite Christ et ce sans ambiguïté, jusqu’à sa couronne de fleurs qui se transforme en couronne d’épines avant son passage au bûcher. C’est aussi un outil politique, et c’est là peut-être la portée la plus intéressante du film : dans la bouche de Charles VII qui laisse sa pupille finir au bûcher se dresse le dernier calcul du politicien cynique, puisqu’il assume qu’elle lui est plus utile morte en que martyr que vivante sans soutien. (Il faut le noter : le film est insupportablement verbeux, il n’a aucune considération pour l’intelligence de son spectateur et prend le soin d’absolument tout expliquer.) Le film est très grotesque sur sa vision de la politique, au service d’une rhétorique facile qui met en opposition des élites grasses et décadentes face au peuple insurgé, derrière Jeanne sacrifiée au nom de la corruption politique.
La résistible ascension
Le film n’accorde donc que très peu de crédit à l’héroïne éponyme, bien moins présente que son réel protagoniste principal Charles VII, souvent associé au second du parti Himmler, mais me semble-t-il à tort tant ce personnage brille par son cynisme et son persiflage complotiste. La seule certitude de ce film est qu’il constitue une hagiographie essentialisante de l’histoire de Jeanne d’Arc, au service de constats idéologiques in-subtiles : l’aristocratie politique est toute corrompue, l’Église l’est tout autant, et l’étranger doit être bouté hors du pays parce qu’il amène la décadence et dévirilise le peuple – en témoigne le pitoyable personnage de Philippe de Bourgogne, bouffon obèse et pathétique, campé par le meilleur acteur de la distribution, Heinrich George, et responsable d’une scène de banquet surprenamment drôle.
Le point ultimement problématique du film, celui qui constitue son cœur idéologique, est la part belle qu’il fait au fameux redressement national, érigé en miracle. Ce concept a été l’un des facteurs clés dans la propulsion d’Hitler au pouvoir, perçu comme le seul homme en mesure de redonner sa grandeur à une Allemagne déchue de sa souveraineté au sortir du traité de Versailles, et est une idée présente dans beaucoup de partis des « démocraties libérales » actuelles (Orbàn, Bolsonaro, Trump, Le Pen). En utilisant la figure de Jeanne d’Arc comme juste actrice de ce redressement national, le film sert une double fonction idéologique : légitimer par la providence divine ce combat en assimilant la venue du guide à celui d’un miracle, tout en raffermissant sa position anticléricale (l’Église n’avait pas soutenu Jeanne), et d’affirmer le statut identitaire du personnage de Jeanne en amalgamant un passé historique à la scène politique contemporaine.
La réflexion autour d’un film de propagande, mais à plus large titre au regard de toute forme d’art qui sert une destination idéologique, est d’autant plus intéressante qu’elle s’insère aujourd’hui dans un contexte social qui interroge énormément nos rapports à l’histoire et aux images constituées par elle. (Citons le récent et très brillant documentaire State Funeral de Sergei Losnitsza, disponible sur Arte, un conseil qui est une façon de palier le regret de ne pas avoir écrit dessus.)
Das Mädchen Johanna est disponible depuis dans un coffret blu-ray/DVD chez Artus Films, accompagné d’un livret dense écrit par David Didelot, qui revient avec précision sur les différentes itérations de Jeanne d’Arc au cinéma, et est nécessaire pour comprendre certains enjeux liés au film de Gustav Ucicky en particulier.
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