Europe 51 (1952) fait partie de la double sortie rossellinienne s’ajoutant au catalogue de l’éditeur Tamasa, aux côtés d’Où est la liberté ? (1954). Si les deux films partagent les mêmes fondements idéologiques et les mêmes réflexions sur la société italienne d’après-guerre, c’est sur le premier film – avare en subtilité mais non moins magnifique – porté par la fabuleuse Ingrid Bergman, que nous avons décidé de poser quelques mots.
Europe 51 suit le personnage d’Irene Girard – interprété par Ingrid Bergman – bourgeoise, épouse d’un industriel américain, entourée de bonnes et de servantes, autrement plus dévouée à ses invités qu’à son propre fils, Michel, dont elle ne semble pas percevoir le mal-être qui s’échappe pourtant clairement de tous ses silences, ses gestes et ses non-dits, qui résonnent comment autant d’appels à l’aide envers une autorité parentale quasiment inexistante.
Un lacet de chaussure autour du cou – symbolisant le suicide à venir – le petit garçon souffre profondément du manque d’attention de ses parents – de sa mère surtout, le père ne semblant que très peu concerné par le devenir de son fils, qu’il dit « fragile », « inadapté », « sensible », sans jamais tenter de remettre en question sa propre conception de la parentalité. Cet acte désespéré, dernier appel à l’aide d’un enfant délaissé, constitue l’élément déclencheur du film, à partir duquel le personnage d’Irene entamera un processus de guérison radical.
Un basculement idéologique
Parler d’Europe 51 sans évoquer le contexte dans lequel il a été réalisé s’avère être une entreprise assez périlleuse, si ce n’est pratiquement impossible. Roberto Rossellini débute sa carrière dans l’Italie fasciste de Benito Mussolini, pour lequel il sera amené à réaliser trois films – ses trois premiers long-métrages – formant sa « trilogie fasciste » (Le Navire Blanc en 1941, Un pilote revient en 1942 et L’Homme à la Croix en 1943). A la fin de la guerre, c’est un basculement idéologique qui s’opère, tant en Italie que chez Rossellini, dont la carrière sera ensuite marquée par une prise de conscience, un certain revirement idéologique.
En cela, Europe 51 semble traduire le conflit à l’œuvre dans l’esprit du réalisateur, qui rejette son ascendance bourgeoise au profit d’une connexion avec la réalité sociale du pays. Ce changement de paradigme est retranscrit par le cheminement du personnage d’Irene, qui d’abord totalement déconnectée des problématiques sociales du pays, ira jusqu’à – littéralement – s’investir corps et âme pour les désœuvrés et les laissés-pour-compte (voleurs, prostituées, ouvriers…).
« Une sainte moderne, non dans le sens théologique, mais dans le sens moral »
La tragédie qui ouvre Europe 51 pose directement la question de l’enfance sacrifiée, en tant que l’une des premières victimes de la guerre et de ses conséquences. Cette enfance qui représente pourtant l’espoir après la destruction d’un pays, l’idée d’une génération future porteuse d’un idéal de renouveau, primordiale dans la reconstruction d’une société blessée par les conflits et les idéologies meurtrières. Cette notion qui était d’ailleurs déjà au centre – peut-être de manière plus frontale encore – d’un autre film du réalisateur, Allemagne Année Zéro (1948). En ce sens, la culpabilité et le remords qu’éprouve Irene à la suite du suicide de son fils – dont elle se tient pour unique responsable – l’amèneront à projeter son excès soudain de bonté sur les plus nécessiteux, dans une tentative de rompre une certaine malédiction, empêchant ainsi que de semblables tragédies se produisent à nouveau.
La bourgeoise égoïste se mue ainsi en une véritable sainte, un être totalement désintéressé, une figure christique, dont la transformation est « suggérée » par l’innombrable quantité de plans sur le visage d’Irene. Ce que le film perd en subtilité quant à la transformation christique du personnage, Rossellini le lui rend au centuple en termes de beauté. Certes, la caméra de Rossellini n’est effectivement pas avare en gros plans sur le visage de Bergman, baigné d’une lumière blanche – la lumière divine – renvoyant sans équivoque aux plans somptueux sur le visage déformé par la dévotion et la passion de la Jeanne d’Arc transie et condamnée de Carl Theodor Dreyer.
De la lutte des classes dans une société patriarcale
Europe 51 est porteur d’une réflexion facilement identifiable sur la bourgeoisie et la relative pertinence de l’ordre établi. Le personnage d’Irene est constamment rappelé à son rang social par ses proches – son mari et sa mère en premier lieu – qui ne comprennent pas comment peut-on se débarrasser des privilèges liés à son statut social aussi facilement. Le mari d’Irene (Alexander Knox), ne cachera pas d’ailleurs sa honte et sa colère face à sa femme qu’il accuse de se rabaisser – mentalement et vestimentairement – pour les prétendues faveurs d’Andrea, un journaliste communiste proche du couple.
La question de classe est d’ailleurs suggérée dès la séquence d’ouverture du film, dans laquelle un mari reproche à son épouse d’être dépourvue de « conscience sociale » pour oser se plaindre de la grève, tandis qu’une voiture luxueuse – celle d’Irene – entre dans le champ.
De la domination
Ce changement de paradigme dans l’esprit d’Irene va d’ailleurs être interprété comme de la folie par son entourage, qui n’hésitera pas un seul instant à la faire interner dans une clinique psychiatrique. Cette prise de conscience de la part d’Irene renvoie au Théorème (1968) de Pasolini, dans lequel le personnage de la servante (Laura Betti) se révèle sainte à la suite de sa rencontre avec la Foi. Le changement à l’œuvre chez Rossellini est d’autant plus radical car c’est un basculement entre deux classes sociales fondamentalement opposées qui s’opère.
Parmi les multiples thématiques soulevées par Europe 51, on y décèle également un portrait à charge de la société patriarcale. Irene est sans cesse contrôlée par une figure masculine qui lui est « supérieure » et décide de son sort. Les figures d’autorités et de contrôle dans le film sont exclusivement masculines (le prêtre, le directeur de la clinique, le juge…), faisant de l’homme le seul faiseur et décideur du statut d’Irene, qui choisira malgré tout de se plier au jugement de celui-ci, sans jamais céder à la colère ni revendiquer sa raison.
Si Europe 51 ne devait soulever qu’un seul questionnement, ce serait probablement celui-ci : doit-on réellement être perçu comme fou lorsque notre bonté dépasse la norme établie ? Car malgré la tragédie à laquelle est confrontée Irene, jamais le spectateur ne croira à sa prétendue folie, mais sera intimement convaincu qu’elle a simplement été touchée par la grâce, comme subitement dotée d’une bonté dépassant les limites humainement atteignables.
Disponible en édition combo DVD/BLU-RAY chez Tamasa