Dix ans après Jauja, magnifique western tourné dans la pampa argentine, Lisandro Alonso revient au cinéma avec Eureka, reprenant là où il s’était arrêté, au 19ème siècle américain.
Figure de proue d’un cinéma argentin qui n’a de cesse de chercher de nouvelles formes, Lisandro Alonso radicalise son geste dans un film qui s’étale avec fluidité sur trois temporalités différentes. Œuvre frankensteinienne où temps et espaces se collent, se montent et se démontent, Eureka est de ces films qui, dans leur lente et douce avancée, nous transporte et nous questionne. Avec une rigueur de documentariste, Lisandro Alonso offre à voir la réalité de communautés amérindiennes au fil du temps ; ou comment représentation et réalité s’entrechoquent.
« Alaina (Alaina Clifford) est accablée par son travail d’officier de police dans la Réserve de Pine Ridge. Elle décide de ne plus répondre à sa radio. Sa nièce, Sadie (Sadie Lapointe), attend son retour pendant une longue nuit, en vain. Sadie, triste, décide d’entamer son voyage avec l’aide de son grand-père. Elle s’envole dans le temps et l’espace vers l’Amérique du Sud. Tout lui semble différent quand elle commence à percevoir les rêves d’autres indiens qui habitent dans la forêt. »
Personnage-monteur
Paradoxe premier d’Eureka, le film n’apparaît pas comme une révélation (le titre pouvait le laisser penser), mais comme une énigme. Il s’ouvre par une séquence western à la beauté formelle certaine, mais dont l’artifice étonne. Décors trop évidents, intrigues archétypales, stars … Si ce n’est Viggo Mortensen (déjà présent dans Jauja) et son personnage bourru, peu de choses semblent être restées du cinéma d’Alonso. Jusqu’à un cut. Un montage démontant, littéralement, les trente premières minutes. Du western post Sécession à son territoire d’aujourd’hui, le Dakota du Sud : de la représentation à la réalité. Ce que nous pensions être le film, n’était autre qu’un écran, une interface entre le monde et sa reproduction.
C’est alors que nous découvrons Alaine, sa nièce Sadie, et les terres qu’elles habitent. Avec la patience nécessaire pour voir ce qui s’y joue, Lisandro Alonso filme leur quotidien l’espace de quelques jours. Alaine devient ainsi l’intermède entre nous et ce territoire, un véritable personnage-monteur. Policière, nous l’accompagnons dans une patrouille qui n’en finit pas.
Alcoolisme, pauvreté, drogues, c’est un triste tableau qui est dépeint. Mais Alonso affine, petit à petit, son trait. Sans idéalisme aucun, il use de sa caméra tel un anthropologue et navigue à travers les différents espaces sociaux de la communauté qu’il filme. Casino et prison – capitalisme et répression -, apparaissent comme les deux composantes majoritaires de cette société. Il faut alors revenir à la première transition entre le western (représentation) et la communauté amérindienne d’aujourd’hui (réalité). Le geste politique, et donc esthétique du film, repose là-dedans. D’une séquence d’ouverture portée par stars et clichés, nous pénétrons dans un monde énigmatique, rempli de signes à déchiffrer pour tout étranger.
Deux dimensions du regard
L’amérindien, dans l’histoire du cinéma, fut (exception près) l’intrus. Tâche dans le paysage, source de danger, ou chair à conquérir, son existence était soumise au regard du colon. Alonso donne voix et corps à la communauté de Pine Ridge. Ce qu’il leur offre, c’est de l’espace et du temps ; une caméra. Construit collectivement avec Alaine et Sandie (qui jouent pratiquement leur propre rôle), le film comporte ainsi deux dimensions du regard. Une première, la nôtre interrogeant chaque plan ; une seconde, celle de Sandie et Alaine sur leur communauté et ses représentations.
Il n’y a alors pas de place pour un discours surplombant. Lorsque Chiara Mastroianni débarque, au présent, dans cette communauté, le film lui échappe. Comme si la représentation courait après le réel pour en reprendre le contrôle. Mais, insaisissable, il lui glisse des mains. Alaine repart sur les routes, la caméra la suit.
À travers espaces et temps
Eureka est de ces films où les informations nous sont délivrées sous forme de signes et non de signaux. Il faut alors être attentif à chaque détail. Nombreux sont les plans qui s’inscrivent dans la durée, où le poids du passé sur le présent se fait sentir. L’un d’entre eux frappe tout particulièrement. Sandie rêve d’ailleurs. Après une discussion avec son grand-père, elle se retrouve seule dans sa maison délabrée. Son corps tremble, ses larmes ne viennent pas, et la douleur habite l’espace comme si le temps qui la séparait de ses ancêtres n’existait pas.
Bien qu’il se déroule sur trois époques différentes, Eureka n’en finit pas de tisser des liens entre les espace-temps qu’il filme. C’est un oiseau, aux accents miyazakiens, qui nous fait voyager. Si le symbole a quelque chose d’un peu grossier, il n’en demeure pas moins passionnant. Du Dakota du Sud, il nous emmène vers la forêt amazonienne des années 1970, troisième et dernière temporalité du film. Séquence hallucinée où les rêves se confondent en souvenirs, cette dernière partie du film est la moins lisible, mais reste tout aussi stimulante que les précédentes. Nous y suivons le quotidien d’une tribu autochtone avant que l’un de ses jeunes membres décide, mystérieusement, de s’enfuir.
Surveiller et punir
Les trois temporalités du film se rejoignent autrement que par la simple présence de la question autochtone et colonisatrice. Elles sont le portrait, tout en impression, de l’histoire d’une oppression sur les corps et l’espace. Plusieurs figures s’y retrouvent alors. L’occupation industrielle de la nature à travers le village du western, le casino au Dakota, ou encore le passage d’un train de marchandises en pleine Amazonie. Mais c’est aussi la constante répressive qui se déclinent au cours des trois temporalités.
Le rôle premier du shérif, à savoir celui du maintien de l’ordre (fondamentalement inégalitaire), se décline ici sous différentes variantes. C’est Alaine, policière et donc organisatrice du statu quo social ; mais également le patron de la récolte d’or où travaille le jeune autochtone. Armé, il gère son entreprise par la répression et le contrôle. La boucle se forme ensuite à travers le personnage d’El Coronel (le colonel en français), surnom de la cheffe du village westernien (première époque), et d’un petit malfrat brésilien (dernière époque). À travers ce personnage, Alonso tisse un lien autour d’une figure d’oppression parcourant le temps et l’espace pour assujettir les corps.
Entreprendre c’est détruire nous montre Eureka. Cependant, le film dépasse un constat simpliste qui prônerait un retour à une société préindustrielle. Il interroge la notion même de progrès, et nous invite à nous tourner vers le passé pour, peut-être, y déceler des signes permettant d’interpréter le présent.
Certains films politiques se cantonnent au simple didactisme militant. Eureka ne porte pas de discours, encore moins d’informations précises ; c’est un film de sensations. Lisandro Alonso dresse un portrait impressionniste des communautés amérindiennes au fil du temps. À travers ces images, libre à nous d’interpréter, de voir ou d’ignorer, d’accepter le flou ou de le clarifier.