Enragé : Maximus en Chute Libre

Enragé de Derrick Borte

Cela arrive à tout le monde d’avoir une mauvaise journée. C’est le cas de Russell Crowe dans Enragé.

On renverse son café sur son costume, on oublie le gosse à la station service ou on tue notre ex-femme suite à un divorce difficile. Du banal, que même CNEWS ne diffuse pas. Sauf que Russell Crowe vit plutôt mal ce genre de stress du quotidien, encore plus après le coup de klaxon d’une mère divorcée, un brin excédée par sa propre vie compliquée. Embouteillage, accident et surcharge mentale, non, Enragé n’est pas un spot de la Sécurité Routière mais bien un slasher road-movie.

Mère en instance de divorce, Rachel (Caren Pistorius) vit une période trouble. Son ex-mari veut récupérer la maison, sa meilleure cliente la vire pour cause de retards répétés, son frangin tape l’incruste avec sa petite-amie, sans oublier son fils, à protéger de cette période compliquée. L’horizon, au delà du capot de son vieux break usé, symbole d’un American Way Of Life en ruine, est bien sombre. Coincée dans les bouchons, en retard pour déposer son fils à l’école et sa charge mentale au bord de l’implosion, voilà que Rachel relâche sa frustration en coups de klaxon sur un flâneur au feu rouge. Monumentale erreur, c’était Russell Crowe en manque de Xanax.

La suite va vous étonner. Maximus se pense road warrior des injustices, principalement de la sienne. Incivilité, avocat et mère en fuite lui font monter le sang à la tête. Derrick Borte nous dépose une série B au pitch accrocheur- pouvant sembler anachronique par son concept, mais actuelle par son sujet – qui mérite le détour pour la performance animale de son Mad Russell.

Enragé

Russell a les crocs

Lorsque les premières images sont sorties, les remarques autour de la prise de poids de Russell Crowe ont fait légion. Il paraît évident que l’acteur néo-zélandais n’a pas pris des kilos exprès pour le rôle, pourtant Derrick Borte utilise cette transformation avec intelligence. Russell Crowe dévore le cadre et l’espace de jeu de ses partenaires. Son regard, sa gestuelle d’ours blessé et en rage renforce ce sentiment d’insécurité perpétuelle. Jamais Enragé ne nous laisse en paix. L’acteur ne voulait surtout pas s’auto-parodier, et Derrick Borte le lui rend bien en ajustant la caméra à sa carrure. Aucun horizon possible tant il obstrue celui-ci.

Cela faisait longtemps que le gladiateur n’avait pas autant vampirisé un film. Au point que son absence dans le cadre – ou sa présence en hors-champ – inquiète bien plus. On scrute les rétroviseurs – avec l’héroïne – pour voir si l’animal n’est pas loin. Et lorsqu’il revient avec rage, notre vision est obscurcie par sa menace corporelle et habitée.

En ne portant son lieu d’action quasi uniquement qu’aux véhicules et au paysage périphérique urbain, Derrick Borte enferme ses personnages ; de même qu’il piège son spectateur dans un espace qu’il considère être sécurisé car contrôlé. Il n’en est rien. La voiture, icône d’évasion aux États-Unis, devient un symbole d’enfermement. Russell Crowe en est le geôlier. Ce qui permet à son réalisateur de laisser pousser l’action à un rendement nerveux intense, voire brutal. Russell Crowe se moque des répercussions, massacre à tours de bras avec une variété qui vous fera lâcher quelques réactions de complaisance complice avec l’auteur des brutalités. Une liberté d’action qui fait fi de la technique, Borte réalisant des séquences de courses poursuites anxiogènes, rythmées par le son des tôles froissées, par instant jouissives. Honnête dans ses moyens limités, Enragé divertit sans peine.

L’enfer c’est les autres

Enragé, malgré son efficacité, ne peut aujourd’hui permettre une justification sociale aux actions de son antagoniste. S’il aurait pu être discret, le film est contraint, par un générique résumant les maux de notre époque, de nous soumettre sa pensée politique. Le monde est au bord de l’implosion, on a toutes et tous étaient témoins d’incivilités et de violences routières. Enragé s’en sert dans un propos nourri par un climat social qui divise la population en les montant les uns contre les autres. Ce climat, instillé par le scénariste Carl Ellsworth, permet de créer la réalité du film.

Si dans la première partie, on devine les traits grossiers de la démarche de l’auteur de Paranoïak et du remake de La Dernière Maison Sur La Gauche, qui ne parviennent pas à nous convaincre ; c’est lorsque la violence éclate qu’elle prend finalement sens. Les embouteillages deviennent des métaphores de la frustration humaine, la voiture un lieu de décharge émotionnel et de cloisonnement physique.

On est loin de Sartre, mais l’expérience sociologique qui se joue à coups d’autos-tamponneuses sanglantes donne un aspect anxiogène à ces violences urbaines. Le personnage de Russell Crowe devient sa résultante. Sa créature. A ce titre, il est dommage qu’Enragé se dote d’une introduction. Somme toute efficace, elle gâche l’effet de menace lorsqu’il accoste la voiture de Rachel. On sait déjà que le personnage est tombé au fond de l’abîme. L’absence d’introduction aurait pu créer une violence plus directe et frontale. Le manque de justification, ou a minima en sous-texte, permet un étouffement plus viscéral, plus dangereux. Mais il y a une autre créature que la société a surchargée mentalement et poussée à l’implosion : Rachel.

Enragé

« Le voilà, ton petit coup gentil »

Rachel et son antagoniste partagent dans le fond les mêmes poids. Tous deux sont écrasés par les règles d’une société qu’ils ont un temps validées. Ils sont les produits de cette violence permanente qui a fini par les pousser à bout. Rachel tente d’abord la douceur, mais à force d’être étouffée par son ex-mari, de se voir licenciée par sa meilleure cliente, d’être prise à la gorge par la main invisible de l’économie, elle explose. La violence monte en elle de façon exponentielle tout au long du récit, jusqu’à son climax jouissif et libérateur, nous gratifiant au passage de l’une des meilleures punchlines de ces dernières années.

Il faut saluer l’équilibre de jeu de Caren Pistorius. Si elle n’est pas des plus expressives, on perçoit la montée de la violence en son personnage. Presque comme un exutoire à tout ce qu’elle a pu subir. Un retour de bâton violent et libérateur pour elle comme pour sa famille.

Un jeu de piste un peu trop balisé

C’est un équilibre de déséquilibrés qui tient à bout de bras Enragé. Un duel qui pimente la dramaturgie de chaque séquence. Si le poids charismatique de Russell Crowe aurait pu anéantir l’existence des autres protagonistes, Caren Pistorius apporte un contre poids intéressant. Un autre prisme de cette violence sociale que le métrage souhaite illustrer. Ce combat arrive à terme avec un classique jeu du chat et de la souris, possédant en son sein les limites du métrage.

Enragé passe beaucoup de temps à se justifier de ses actions. Que ce soit pour ses outils de résolution narrative – les fusils de Tchekhov y sont légion – ou de son besoin de réalisme, qui tend finalement à de nombreuses incohérences. Cela n’empêche en rien le suspens suffoquant, l’action brutale et le climat anxiogène d’Enragé de fonctionner. Il est cependant dommage de voir une série B vouloir à tout prix tendre vers un réalisme urbain qu’il n’a pas les moyens d’atteindre. Sa volonté politique se suffisait à elle-même, de même que son aspect de slasher road movie.

Enragé de Derrick Borte

Enragé c’est du Russell Crowe Maximus Best Of en Chute Libre. Nerveux, brutal et anxiogène, le slasher road movie de Derrick Borte remplit son office sans peine, entre divertissement choc et volonté politique. Dommage que le métrage se justifie trop de ses actions et prépare très souvent son spectateur aux résolutions de ses actions.

Disponible en DVD, BluRay et streaming chez M6 Vidéo

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