Présenté en avant-première à la Mostra de Venise en 2023, Crasse, premier long métrage de Luna Carmoon, vient taquiner nos narines en salles.
Après deux courts métrages remarqués en festivals, Nosebleed (2018) et Shagbands (2020), Luna Carmoon passe au format long avec Crasse. La jeune réalisatrice britannique livre un projet aussi fascinant que rebutant, qui risque de donner par endroit des haut-le-cœur à certain.e.s d’entre vous. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’expérience cinématographique sans filtre, à la portée olfactive dérangeante, proposée par Crasse ne laisse personne de marbre et détonne au sein du réalisme social britannique.
« Londres, 1984. Maria (Saura Lightfoot Leon), âgée de sept ans, et sa mère Cynthia (Hayley Squires) vivent dans un monde bien à elles, tendre et singulier, tissé d’amour et de trésors amassés. Mais une nuit, tout bascule. Dix ans plus tard, Maria vit une vie paisible dans sa famille d’accueil quand un jeune homme plus âgé, Michael (Joseph Quinn), fait irruption dans leur foyer, ravivant des blessures enfouies et brouillant la frontière entre magie et folie… »

Maria au pays des merveilles
« I murdered my mother, you see. Our very own catalogue of love killed her » (« J’ai assassiné ma mère, voyez-vous. Notre propre catalogue d’amour l’a tuée »). Ces deux affirmations étranges ouvrent Crasse en voix off, énoncées calmement sur le plan rapproché d’un caddie de supérette tournant sur lui-même. Ambiance. Ces phrases énigmatiques, on le comprend plus tard, résument plutôt bien le lien qui unit Maria, encore enfant, et sa mère Cynthia. Constamment fourré ensemble, ce duo mère-fille explosif trouve refuge et réconfort dans son royaume à l’abri des regards quand il n’écume pas la ville à la nuit tombée.
Atteinte du syndrome de Diogène, Cynthia vit avec sa fille dans un logement déplorable bourré de poubelles, de détritus et de rats (vivants, ou non). Maria, trop jeune pour déceler le trouble mental de sa génitrice, voit en cet amas immonde jonchant la maison du sol au plafond, aka le « catalogue d’amour », la représentation de l’amour inconditionnel que lui porte sa maman. Pleinement embarqué aux côtés de la petite fille, le spectateur se retrouve plongé avec empathie et dégoût dans le quotidien, vécu comme normal, de Cynthia et Maria. Les stigmates de cette enfance hors normes vont ressurgir dix ans plus tard chez la petite fille.
Telle mère, telle fille
Après cette première partie étrange à souhait, on retrouve Maria en 1994, alors âgée de dix-sept ans, installée chez sa tutrice légale Michelle (Samantha Spiro). Trimballant des traumatismes dont elle n’a pas totalement conscience, la jeune fille déscolarisée voit ses « casseroles » du passé ressurgir suite à deux éléments. L’un qui ne peut être spoilé, et l’autre en la personne de Michael, bébé né accro’ également pris en charge par Michelle par le passé. Éboueur, bientôt papa et à deux doigts de se marier, le trentenaire pose rapidement des yeux libidineux sur Maria, en proie quant à elle à des souvenirs, principalement par le biais olfactif, qui lui reviennent de plus en plus et déclenche une envie d’accumulation de choses.
Dans une relation brusque, mais jamais dénuée de tendresse, Michael et Maria s’apprivoisent et tentent de rejouer l’enfance qu’ils n’ont jamais eue dans des échanges qui oscillent constamment entre gêne, malaise, tension et (trop) courts moments de joie et de lâcher prise. A l’unisson de la relation qu’elle entretenait avec sa mère, Maria développe un lien entre amour, peur et violence envers Michael. Un cocktail d’émotions qui fait jaillir la culpabilité, le dégoût et une certaine haine d’elle-même chez la jeune femme, qui plonge dès lors lentement mais sûrement dans les pas de sa mère. Par la trajectoire de sa jeune héroïne, Luna Carmoon dresse un constat sans appel : on ne peut échapper à son passé, et les traumatismes, comme le chagrin, ne s’évaporent jamais.

Ça puire !
Pour ne pas avoir recours à des flashbacks de la première partie de Crasse, la réalisatrice capture sa protagoniste au plus près en caméra portée et utilise les éléments et odeurs qui l’entourent, ainsi que des plans charnels, pour illustrer l’idée de déjà-vu et de souvenir. Ancré dans le réalisme social britannique, Crasse se détache pourtant clairement des dernières productions made in England. Si ses atours sont similaires, avec ses couleurs ternes et sa caméra rarement fixe collée aux baskets de ses personnages, le film se démarque ceci dit par son côté sensoriel et hautement olfactif. Les odeurs de déchets, les effluves corporelles, les traînées visqueuses, la bave, l’évocation récurrente de senteurs désagréables par Michelle… Chaque odeur capturée à l’écran est ressentie par le spectateur. Si l’expérience n’est pas agréable, elle n’en reste pas moins singulière et audacieuse.
Après visionnage, on se rend compte que les courts métrages de Luna Carmoon et son premier long métrage tissent déjà les prémices d’une filmographie originale et troublante portée sur la jeunesse, les déchets et tout ce qui peut être éjecté par la bouche. Comme l’illustrent un vomi rouge dans Nosebleed et un roulage de pelle baveux sous un arbre jonché de déchets dans Shagbands. Avec Crasse, la jeune réalisatrice créée un récit à la portée exubérante hanté par les traumatismes enfantins, et offre une expérience aussi fascinante qu’inconfortable. A l’instar de Funny Games (l’original) ou Kids, Crasse entre dans la catégorie des films remarquables plutôt difficiles à visionner. Chapeau Luna !