Si le cinéma est la somme de tous les arts, alors Bertrand Mandico est un illustre mathématicien. Avec Conann, le cinéaste s’ouvre à un public plus large, ne délaissant pas pour autant l’ambiguïté, la chair et ses états d’âme.
Après Les Garçons sauvages et After Blue, Bertrand Mandico clotûre sa trilogie infernale en Enfer avec Conann. Si encore une fois le cinéaste sera confronté à un public divisé, il nous prouve pourtant une réelle maitrise plastique, sonore et de direction d’équipe avec un film performance. Du scrapbook au dernier montage, il a accepté de nous dévoiler quelques secrets…
« Parcourant les abîmes, le chien des enfers Rainer (Elina Löwensohn) raconte les six vies de Conann, perpétuellement mise à mort par son propre avenir, à travers les époques, les mythes et les âges. Depuis son enfance, esclave de Sanja et de sa horde barbare, jusqu’à son accession aux sommets de la cruauté aux portes de notre monde. »
Avec Conann, vous féminisez un personnage viril en le démultipliant sous 6 facettes distinctes. Il est frappant de constater la complémentarité de chaque actrice. Chacune apporte une sonorité, une culture, une barbarie différente. Cette idée de variabilité vous est-elle venue dès l’écriture ou avez-vous fonctionné par coup de cœur lors du casting ?
B. MANDICO : Le principe de Conann, c’est que c’est un personnage qui évolue tous les 10 ans. Je vois chaque décennie comme des ruptures. J’ai l’impression que dans une vie, on est multiple. On peut avoir plusieurs possibilités physiques, de caractère,… Donc j’ai poussé cette idée à son paroxysme, en essayant de travailler sur un crescendo.
Et pour construire le jeu des actrices, avez-vous fonctionné par une mise en commun avec elles, de façon à ce qu’elles construisent un même personnage ?
B. MANDICO : Pas du tout ! Je me suis bien gardé de les mettre toutes ensemble dans une seule et même pièce. Comme il y a des transitions, les Conann qui devaient se croiser se sont rencontrées, mais celles qui ne devaient pas se croiser, non. Mais chacune a eu le scénario sur sa totalité.
J’ai choisi des actrices qui me semblaient proches des personnages. Non pas qu’elles soient barbares et démoniaques. Mais des actrices qui pouvaient avoir en elles quelque chose du personnage. C’est aussi ce qui a guidé mon casting.
« Tout ce que vous voyez est vrai, j’ai filmé tel quel. J’ai filmé sur pellicule, en 35 mm, et tout est fait au tournage »
La transformation des actrices est assez impressionnante dans votre film, notamment avec les prothèses du chien des enfers, Reiner. Toute la plastique du film est assez troublante, même dans vos décors… mais il me semble que vous utilisez très peu de post production.
B. MANDICO : Il n’y a pas du tout de post production. Tout ce que vous voyez est vrai, j’ai filmé tel quel. J’ai filmé sur pellicule, en 35 mm, et tout est fait au tournage. Je le vis comme une performance. Comme on tourne sur pellicule, on ne peut pas faire de nombreuses prises alors on répète beaucoup. On a tourné 5 semaines, c’est pas énorme. Donc il y avait des choix radicaux de mise en scène, comme ces mouvements de grues, de plans séquences,…
J’essaie de préparer un maximum en amont pour ne pas perdre de temps sur le plateau. Je suis entouré de gens très talentueux qui arrivent à traduire ce que j’ai en tête. Ce sont des films d’auteur qui sont financés comme tel, qui normalement seraient tournés dans un appart. Je suis parti de décors pré-existants qui m’évoquaient le Bronx, des temples antiques… auxquels on est venus greffer des constructions qui venaient appuyer les visions que j’avais de ces lieux là.
Pour ce qui est du maquillage, c’est l’Atelier 69 qui a crée ces prothèses de tête de chien sans poils, à partir de croquis. Je ne voulais pas un masque sophistiqué animatronique mais une deuxième peau pour que la prothèse épouse toutes les expressions, les mouvements,… Une fois qu’Elina Löwensohn portait ce masque, elle était Reiner. C’était stupéfiant. On était tous à la fois amusés et mal à l’aise de voir ça, on avait l’impression qu’elle était le personnage en permanence.
Au festival de photographie des Rencontres d’Arles, j’ai eu l’occasion de découvrir certains de vos projets, notamment des maquettes et collages. Est-ce une méthode de travail que vous appliquez à tous vos films ?
B. MANDICO : Quand je prépare un film, ça passe d’abord par l’écrit. Une fois, qu’il y a le texte, je commence à faire des collages, des dessins. Là, vous évoquez les scrapbooks. C’est une pratique que j’ai depuis de longues années et ça permet de trouver des idées par le hasard du collage, laisser ma main parler.
Cette technique vous permet-elle notamment de transmettre vos idées à vos collaborateurs, en mettant des images sur vos intentions ?
B. MANDICO : Maintenant, il y a ce qu’on appelle les moodboard. C’est amusant, car il y a quelques années, quand on faisait ça, on passait presque pour un formaliste excessif. Le scrapbook est une forme de moodboard, mais qui passe par la déchirure, le collage, la peinture… Par quelque chose de beaucoup plus organique. J’essaie quand même d’être le plus précis possible car si on montre pleins de formes, ils sont perdus. Il faut savoir laisser une place pour leur imaginaire et en même temps les guider pour qu’ils aillent droit au but.
« Je pense mes films en musique, notamment pour ouvrir mon imaginaire »
En parlant de collaborateurs, ce film marque votre troisième association avec le compositeur Pierre Desprats. À quelle étape la musique rentre-t-elle sur le projet ? Faites-vous directement appel à lui ?
B. MANDICO : La musique est ma drogue, donc elle arrive très tôt. Je pense mes films en musique, notamment pour ouvrir mon imaginaire. À chaque fois, le processus est différent. Pour Conann, comme il y avait eu une préparation sur les planches de théâtre, Pierre avait composé des musiques de comédie musicale.
Pour le Conann du cinéma, je voulais être en rupture avec tout ce qu’on avait fait auparavant. Donc là, j’ai fait le montage et j’ai maquetté la musique avec des musiques pré-existantes, une sorte de collage musical. J’ai interdit à Pierre de refaire ce qu’il avait pu faire. Plus de voix, de côté dégoulinant, je voulais quelque chose de sec, rythmé, tribal.
En prenant du recul, j’ai le sentiment que ce film est plus accessible que les œuvres que vous avez pu présenter auparavant. Pourtant, le premier public auquel vous le présentez est cannois. Cela a t-il pu vous créer de l’angoisse en connaissant son exigence ?
B. MANDICO : Dès qu’on présente un nouveau film, quel que soit le festival, on est toujours anxieux. J’espérais que ça allait marcher, que ça allait prendre. Le film a ce paradoxe qui le rend à la fois assez complexe, ambitieux, et à la fois plus accessible que mes films précédents.
La structure de Conann est emprunté à Lola Montès de Max Ophuls. Il nous raconte l’histoire d’une ancienne courtisane qui est devenue une créature de cirque. Par fragments, on va découvrir la vie et la damnation de ce personnage. C’est la matrice de Conann.
D’autres œuvres pivotent autour de Conann, une pièce de théâtre, des moyens métrages,… Ces projets complémentaires seront-ils visibles un jour ?
B. MANDICO : Il va y avoir deux moyens métrages, qui seront bientôt visibles. Ce qui s’est passé, c’est que je tournais autour de la barbarie. J’étais en train d’écrire ce texte quand Philippe Quesne, metteur en scène de théâtre de talent, est venu me solliciter pour mettre en scène une pièce hybride où je ferai du cinéma sur scène. Il avait déjà solicité Jean-Luc Godard et Apichatpong Weerasethakul. Il était déjà allé chercher des cinéastes prestigieux, donc j’étais flatté d’être le troisième sur la liste.
J’imaginais pas faire quelque chose de très noble, plutôt quelque chose comme Conann la barbare. Ça l’amusait. Et quelques temps après, il a annoncé arrêter d’être le directeur du théâtre des Amandiers. Je me suis mis à écrire le long métrage, puis le spectacle. Il y a eu le Covid, donc le spectacle n’a pas eu lieu. J’ai tourné un moyen métrage qui devait faire l’ouverture du film. Puis, une adaptation de ce que devait être le spectacle, à la Super 16, que j’ai pas encore monté.
J’ai aussi reçu une proposition : faire un film en réalité virtuelle. J’avais envie de travailler sur la damnation des actrices. J’ai tourné dans le reste des décors avec quatre des interprètes. Il y a donc un arc autour de Conann. Les deux moyens métrages feront l’objet d’un programme de 50 minutes, projeté en salles. Comme les films ont été pré-achetés par France 2, il devrait y avoir une soirée spéciale vers Noël avec leur projection et où je ferai une émission de télé pendant 1h20 sur l’antenne.